Bulletins de l'Ilec

Éditorial

Chariot tiré par le fond (de placard) - Numéro 426

01/03/2012

Le tournant du siècle serait-il encore à venir, pour le commerce et la grande consommation ? La concurrence entre circuits de distribution pourrait le laisser penser : à en juger par la part de marché des hyper et supermarchés, il ne se passe rien de spectaculaire. Depuis douze ans, la part des premiers cannibalisant celle des seconds, du fait des agrandissements, leur part cumulée a connu tout au plus une lente érosion, de 83 à 77 %1, au profit du maxidiscompte, des réseaux spécialisés, ou des supérettes et autres magasins de proximité.

Les mouvements significatifs sont plutôt transversaux à ces grandes familles de points de vente, où se joue la seule concurrence qui compte, celle qui oppose les enseignes.

Le gouvernement s’apprêtait, dans un texte dont l’encombrement parlementaire a interrompu l’examen, à retoucher le droit des réseaux commerciaux, suivant les recommandations de l’Autorité de la concurrence, qui voit là un moyen de relancer une concurrence entre enseignes jugée insuffisante2. Or voici que leur « guerre de tranchées », selon l’expression de Philippe Moati, redevient « guerre de mouvement », sans qu’il ait été besoin de légiférer.

Depuis deux ans, toutes les enseignes rivalisent d’ardeur à mériter d’accoler à leur nom le mot drive – le même parler vernaculaire prévalant aux abords de Landerneau comme de Sainte-Geneviève-des-Bois. Selon la société d’études Le Site Marketing, il s’en comptait 865 à la fin de l’année dernière, entre les entrepôts en site propre spécialement ouverts pour charger les coffres de voiture des cyberconsommateurs et les points de retrait au volant plus ou moins hâtivement adossés aux grandes surfaces traditionnelles, dotés ou non d’un entrepôt distinct.

Le rythme d’ouvertures ne faiblit pas, et le nombre de foyers portés à voir dans ces courses sans chariot le meilleur « scénario », selon l’expression de Gaëlle Delorme, pour regarnir leur « fond de placard » devrait sous peu atteindre deux millions.

Les deux dernières années ont aussi vu progresser la part de marché des magasins de proximité. Leur meilleure prise en compte par les études de panel n’y est peut-être pas étrangère, mais cet éventuel biais est balancé par la tendance à la baisse des indices de prix : deux effets qui coïncident sans surprise avec l’effort de renouvellement engagé dans ce circuit par les grandes enseignes.

Et pas de chariot non plus ici, mais un panier sous le bras, selon un scénario d’achat complémentaire du précédent, remarque Gaëlle Delorme.

Il y a dix ans, la vente sur la Toile de produits de grande consommation semblait vouée à une marginalité durable, en dépit d’une tendance générale favorable au cyberachat, encore nimbé des grâces de la nouveauté pour la plupart des consommateurs, en dépit aussi des prouesses que constituait la mise en ligne, et à disposition, d’assortiments allant jusqu’à cinquante mille références. Le coût du dernier kilomètre, ou plutôt des derniers cent mètres finissant en volées de marches, excluait sans débat ce canal de la compétitivité en prix.

Dans l’option livraison, le « icommerce » conservera peut-être une cherté relative, mais dans sa déclinaison « service au volant », il est en passe d’effacer son handicap. La commande en ligne associée au retrait en voiture donne un coup de vieux au « triptyque largeur d’offre, prix bas, libre-service » dans lequel François Momboisse voit les grands magasins alimentaires et leurs chariots embourbés comme le char de la fable3. Sauf qu’au lieu de seulement ôter « d’autour de chaque roue / Ce malheureux mortier, cette maudite boue / Qui jusqu’à l’essieu les enduit », le chartier a eu ici l’idée d’un second char. Pouvait-il mieux s’aider ?

Sans doute pas, à en croire Frédéric Valette, pour qui le succès du service au volant « ne signe pas le déclin de l’hypermarché », mais lui donne l’occasion de se « réinventer, en théâtralisant son offre ».

« Le déploiement de l’e-commerce paraît inéluctable », écrit dans un récent rapport4 le sénateur Bourdin. « 20 %  » des marchés de PGC en 2020, annonce Gaëlle Le Floch, une proportion proche des 24 % que Philippe Moati assigne à la part du commerce en ligne dans l’ensemble du commerce de détail, pour la même année.

Inéluctable donc, mais le sénateur d’ajouter : « relativement indéterminé dans ses modalités ». Les trois scénarios qu’il envisage éclairent divers obstacles à l’essor du « commerce électronisé », qui pourraient concerner les produits de grande consommation5 : pénurie de compétences, stagnation du pouvoir d’achat, déflation durable, « clients cernés » qui ont confiance en la fiabilité du canal mais y étouffent sous la sollicitude du marketing.

De telles circonstances conduiraient-elles les cyberchalands à reconsidérer demain le chariot délaissé, devenu objet rétro, propre à enthousiasmer autant les grands qui le poussent que les petits qui s’y assoient ?

1. Selon les données de Kantar WorldPanel.
2. Cf. Bulletins n° 420 et 421, mai et juin 2011.
3. Le Chartier embourbé, Fables, VI, 18.
4. www.senat.fr/notice-rapport/2011/r11-272-notice.html.
5. Auxquels le rapport Bourdin ne se limite pas.

François Ehrard

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