Bulletins de l'Ilec

Une nouvelle division du travail - Numéro 462

26/12/2016

Le consommateur ne se définit pas seulement par ses préférences ou son pouvoir d’achat, mais par une activité. La consommation, jouissance d’un bien ou d’un service, est aussi du travail créateur de valeur. Entretien avec Marie-Anne Dujarier, université Paris Denis-Diderot, Laboratoire de changement social et politique (LCSP)1

Que regroupe le terme digital labor ?

Marie-Anne Dujarier : Le livre collectif édité en 2012 par Trebor Scholz, de la New School de New York, distingue des pratiques sociales diverses : production d’ordinateurs, jeu en ligne, blogs, travail cognitif taylorisé rémunéré à la tâche (Amazon Mechanichal Turk), le simple fait de surfer sur la Toile ou le piratage.

 En quoi le client travaille-t-il quand il consomme?

M.-A. D. : En 2008, dans le Travail du consommateur, j’ai montré que les consommateurs sont de plus en plus impliqués dans la production des services. Je distingue trois formes principales d’activités productives réalisées par le consommateur. L’extension du libre-service, que j’appelle «autoproduction dirigée», consiste à faire soi-même des tâches productives avec les outils et un plan d’exécution fournis par l’entreprise, et sous son contrôle. Exemples de cette externalisation de la production et de la distribution sur le consommateur : l’achat de billets de train ou d’avion sur internet ou sur une borne, l’usage de caisses automatiques dans un hypermarché. Une deuxième forme d’activité productive des consommateurs est la «coproduction collaborative», fondée sur la captation de données ou de créations (articles, photos, conversations, vidéos…) marchandisables, notamment sur Internet. Les internautes font ici un travail bénévole à but non lucratif. La troisième forme est le « travail d’organisation », qui regroupe les activités parfois sophistiquées que déploient les consommateurs pour résoudre la contradiction créée par le marketing entre ses dispositifs d’orientation des conduites (cartes de fidélité, abonnements difficiles à annuler, brouillage tarifaire, publicité…) et les discours sur le « consommateur roi ». La simple recherche du meilleur rapport qualité-prix relève de ce travail d’organisation, dans la mesure où elle mobilise une importante quantité de temps, de compétences et d’efforts.

 À quelle condition peut-on dire qu’il s’agit d’un travail?

M.-A. D. : Le travail ne peut être défini substantiellement et universellement : il regroupe les activités humaines qu’une société, à un moment donné, désigne ainsi. Dans la nôtre, on peut parler de travail lorsqu’une activité répond à trois critères. Un critère sociologique : le travail est un rapport social, une activité socialisée et socialisante ; il est divisé d’une certaine manière, organisé, réparti et réalisé avec (ou contre) autrui. Ensuite, à la différence du loisir, le travail crée de la valeur pour l’entreprise : c’est un critère économique. Enfin, nous parlons de travail comme activité du sujet en prise avec le réel et la contrainte, se débattant pour développer son milieu matériel, social et subjectif.

 Peut-on parler d’une nouvelle division du travail?

M.-A. D. : On peut effectivement parler aujourd’hui d’une nouvelle division du travail, puisque lorsque le consommateur coproduit, il s’engage dans des tâches productives prescrites, socialement organisées, dans le but de créer de la valeur économique pour le fournisseur.

 Quels sont les arguments des entreprises pour convaincre les consommateurs de travailler pour elles?

M.-A. D. : Dans l’autoproduction dirigée, de nombreux messages incitent les clients à s’orienter vers les machines, qui fournissent maintes indications pour réaliser la tâche. Dans la coproduction collaborative, les clients acceptent une activité bénévole pour toutes les raisons qui font qu’on ne travaille pas uniquement pour l’argent : la possibilité d’une tâche intéressante, de déployer des compétences, d’y trouver de la reconnaissance et de la socialisation.

Les concepts utilisés pour motiver les consommateurs sont proches de ceux du « management participatif » qu’ont connu les salariés à partir des années 1980. L’autonomie et la responsabilité sont les maîtres mots du marketing comme ils l’ont été du management. L’un des derniers courants à la mode est le «customer empowerment», qui, loin de conférer du pouvoir aux consommateurs, accentue leur implication dans la production, avec leur consentement.

 Comment les entreprises peuvent-elles gérer ce travail?

M.-A. D. : Les spécialistes du marketing soulignent les difficultés de « manager » ceux qu’ils appellent des « quasi-employés ». Leurs compétences et habiletés sont inégales et incertaines, et ils ne sont pas tenus par un contrat de subordination comme les salariés. Ils constituent donc une source d’incertitude et de variabilité forte pour l’entreprise, affectant la qualité, la sécurité et la productivité. Les entreprises et administrations déploient des dispositifs d’encadrement du travail des consommateurs : sélection, formation, évaluation…

 Quel lien faites-vous entre le «travail du consommateur» et la «consommation collaborative» ?

M.-A. D. : Le terme « consommation collaborative », relativement récent, me semble regrouper des pratiques sociales diverses, au point où l’expression ne désigne rien de précis. Pour ma part, je ne l’emploie pas.

 Les plates-formes numériques envahissent autant le secteur marchand et le non-marchand. Comment s’y reconnaître?

M-A. D. : Les plates-formes numériques sont en effet diverses du point de vue de leur modèle économique et de leur organisation sociale. On peut les classer selon le caractère marchand ou non de l’activité collaborative, et selon leur caractère lucratif ou non. Le croisement de ces deux critères fait apparaître quatre cas de figure : place de marché marchande à but lucratif (eBay ou Uber)  marchande à but non lucratif (les Amap, Pôle emploi)  non marchande à but lucratif (Facebook)  non marchande à but non lucratif (Wikipédia). Avec le cas des échanges marchands à but lucratif, nous sommes dans la logique néolibérale de l’entrepreneuriat individuel où chacun est invité à valoriser son petit capital avec du travail, et s’il n’a pas de capital économique, à s’endetter.

Ce processus est parfois désigné par l’expression « ubérisation ». Ces plates-formes proposent à des personnes qui disposent déjà de capitaux (appartement, voiture, compétence, etc.) d’en optimiser l’usage en les mettant à disposition d’autrui, moyennant une rétribution. Dans le cas des plates-formes à but non lucratif, l’échange renoue avec des modèles précapitalistes fondés sur l’autoproduction et le troc.

 Quel est le rôle de la notation sur les plates-formes?

M-A. D. : Les consommateurs, en exprimant leurs avis sur la prestation, jouent le rôle de contrôleurs, allant jusqu’au pouvoir d’évincer un producteur de ce marché du travail, en lui faisant mauvaise réputation. Le consommateur lui aussi est parfois noté. De part et d’autre, le système incite à une conduite parfaite : dans ce contrôle social constant et étendu, seules les plates-formes ne sont pas notées !

 Certains métiers sont-ils menacés par la coproduction collaborative et les plates-formes?

M-A.D : Avec elles, nous assistons à un transfert de la production vers des machines, des bénévoles et des autoentrepreneurs plus ou moins professionnels. Guichetiers, journalistes, photographes, chauffeurs, enseignants, libraires, médecins, encadrement de proximité, sont menacés non seulement en nombre, mais aussi du point de vue de la frontière qui les sépare d’avec les amateurs. Mais aujourd’hui, ce transfert est encore très marginal.

 Les entreprises ne courent-elles pas le risque de se couper de clients guère rompus aux nouvelles technologies?

M-A. D. : Elles s’exposent à ce que ceux qui n’arrivent pas à réaliser les tâches soient exclus du marché. De fait, une activité peut exclure sinon discriminer socialement, en pénalisant ceux à qui les outils ne sont pas familiers ou qui n’ont pas les compétences requises. Tous ceux-là se trouvent mis en situation de handicap dans leur consommation quotidienne.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le critère discriminant est moins l’âge que la classe sociale : un cadre retraité pourra être en effet plus à l’aise qu’un jeune de classe populaire peu qualifié, par exemple. Il y a aussi la question de la compréhension même de la logique de la tâche à accomplir, et de la maîtrise des présupposés culturels et langagiers. Enfin, l’illettrisme est évidemment un problème, pour toutes les tâches qui passent par l’écrit.

 Quelles sont les formes de critique ou de résistance à ce travail? Les associations de consommateurs s’emparent-elles de ces questions

M.-A. D : En contestant, le client prend le risque de se désocialiser : quand on ne joue plus le jeu, on se marginalise. Apparaissent toutefois des collectifs qui entendent voir qualifier l’activité productive des consommateurs comme un travail, qu’il s’agisse de qualifier la participation aux jeux de téléréalité comme travail dissimulé ou de s’opposer à la marchandisation des données privées. Les associations de consommateurs ne se sont pas encore intéressées au phénomène. Les actions collectives en justice en sont au stade des balbutiements en Europe.

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1. Aussi membre associé du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise, Cnam-CNRS), Marie-Anne Dujarier a publié le Travail du consommateur, de McDo à eBay, comment nous coproduisons ce que nous achetons, La Découverte, 2014.

Propos recueillis par J. W.-A.

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