Bulletins de l'Ilec

Le détail qui change tout - Numéro 451

01/08/2015

Comment créer un monde meilleur sans recourir à la contrainte, à l’injonction, à l’obligation ? Il suffit de comprendre les ressorts de la prise de décision et de proposer, en toute liberté, une architecture de choix. Entretien avec Éric Singler, directeur général du groupe BVA et fondateur de l’association Nudge France1

Pourriez-vous définir en quelques mots la singularité du « nudge » et en donner une traduction en français ?

Éric Singler : Le nudge peut se traduire par « coup de pouce » ou incitation douce, visant à encourager les individus à adopter un comportement, bénéfique pour eux-mêmes, la collectivité et la planète. C’est toute la beauté et le paradoxe du nudge que d’être un petit acte avec de grands effets. C’est la force, la puissance de l’incitation douce.

Le nudge s’appuie sur les « biais cognitifs » qui influencent inconsciemment nos choix. Quelques exemples ?

É. S. : Les humains sont effectivement sous l’influence de biais décisionnels systématiques qui peuvent nous inciter à prendre de mauvaises décisions. L’économie comportementale en recense plus de quatre-vingts. Il en est un très important, le biais du temps présent : nous sommes focalisés sur le court terme, que nous survalorisons par rapport au long terme, le « ici et maintenant » ; nous apprécions toute gratification instantanée, et nous avons tendance à voir d’un mauvais œil tout effort immédiat. Ce qui nous conduit à reporter les efforts et à nous satisfaire d’avantages même petits tout de suite, plutôt que de faire des investissements pour demain. C’est pour cette raison que, par exemple, nous ne mangeons pas toujours sainement, par quête d’un plaisir immédiat – comme celui de manger un produit dont l’accumulation peut être préjudiciable à notre santé. C’est aussi pour cela que nos bonnes résolutions du 1er janvier sont abandonnées le lendemain. Sur le plan de la collectivité, c’est ce biais qui nous a conduits à vivre sur une planète polluée, ayant toujours pensé qu’il serait toujours temps d’agir demain. Nous sommes focalisés sur notre confort présent, oubliant les conséquences pour le futur. Un deuxième biais important est la confiance excessive que chacun d’entre nous a dans son jugement Nous surestimons nos performances, notamment par rapport à celles des autres, et nous avons beaucoup de mal à évaluer de manière objective nos propres opinions et nos idées, que nous trouvons assez systématiquement meilleures que celles des autres. Nous surestimons ainsi nos probabilités de réussir.

Quels sont vos nudges préférés, les succès les plus remarquables ?

É. S. : Celui que je trouve extraordinaire a été mis en place par la société américaine Opower en 2009. Il s’agit d’une opération auprès de six cent mille foyers. L’objectif est de réduire la consommation d’énergie des foyers tests en comparaison de leur consommation avant l’action. Le mode de présentation de leur consommation énergétique en kwh sur la facture envoyée aux foyers change : elle est présentée non plus seule, mais en comparaison avec celle de deux populations spécifiques, les « voisins efficaces » et « l’ensemble des voisins ». Et un smiley apparaît pour féliciter les foyers dont la consommation a baissé. Opower s’est ainsi appuyée sur un double levier étudié par les behavioral economists : les normes sociales, activées par les comparaisons, et l’ego, avec l’émoticon souriant qui valorise le comportement vertueux. Cette opération a généré une économie de 250 millions de dollars sur une année. Ainsi, un petit détail me permet de savoir où j’en suis (de ma consommation) et me récompense si j’agis bien. Le comportement est, ici, bénéfique pour soi-même et pour la collectivité. Citons également l’exemple du don d’organes : du fait de l’ajout d’une phrase sur le site internet du gouvernement britannique, « Chaque jour des milliers de personnes qui visitent cette page adhèrent au programme de don d’organe », le nombre de donateurs a augmenté de 96 000 par an. Le bon levier activé au bon moment auprès de la bonne cible peut générer un changement de comportement très fort. Dans le secteur privé, j’aime aussi beaucoup l’opération proposée par Procter et Gamble « Turn to 30° » pour inciter les clients de sa marque de lessive Ariel à laver à basse température. En changeant l’emballage avec une expression et un visuel « 30° » adaptés, il a porté la part d’utilisateurs à 30° de 2 à 17 % . Une belle opération à la fois pour la planète et pour le positionnement de la marque.

Pouvez-vous citer des cas de nudges ayant échoué ?

É. S. : Nous avons travaillé pour le Service d’information du gouvernement (SIG) à l’occasion des élections municipales en janvier 2014, l’objectif étant de renforcer le taux de participation. Nous avons testé plusieurs nudges, des messages envoyés par SMS sur le portable de plusieurs échantillons de cinq cents personnes. L’une des mécaniques sur laquelle reposait notre opération était la norme sociale : nous disions « 85 % des Français ont voté aux dernières élections, donnez votre avis également ». Nous n’avons constaté aucun effet. Le recours à une autre mécanique, l’aversion à la perte (« Si vous souhaitez que le candidat que vous préférez ne perde pas à l’élection, allez voter »), a généré plus de sept points de taux de participation. La leçon est que toute mécanique ne fonctionne pas automatiquement à tout moment, quelles que soient la problématique et la cible. Il faut savoir activer le bon levier, au bon moment auprès de la bonne cible. Ici, la raison de l’échec est que le pourcentage de gens allant voter est déjà bien connu des Français.

Certains nudges ont-ils eu des effets pervers ?

É. S. : Il est des nudges dont il est difficile de mesurer l’efficacité globale. Par exemple, de savoir si, encouragé à réduire sa consommation énergétique, un foyer n’en profite pas pour, en bonne conscience après sa bonne action, s’autoriser une autre pratique moins vertueuse. Il faut être capable de mesurer les effets induits, pour sélectionner les nudges de manière vraiment rigoureuse.

En quoi le nudge se distingue-t-il du marketing social2 ?

É. S. : Leur ambition est proche, créer un monde meilleur. Pour autant, le nudge se distingue de trois manières : il est totalement centré sur le changement du comportement, il vise à faire passer les gens d’un comportement A à un comportement B. Il ne travaille pas sur un changement d’attitude ou de perception, ce qui peut être le cas du marketing social. Deuxième singularité : il s’appuie sur l’économie comportementale, il se veut scientifique et systématique. Le processus procède de la compréhension des barrières qui freinent l’adoption du comportement souhaité, jusqu’à l’invention de nouvelles idées – des nudges – cherchant à lever ces barrières en s’appuyant sur l’ensemble des biais cognitifs identifiés scientifiquement (expérimentations des behavioral economists). Enfin, le nudge répond à une définition assez précise : il s’agit de concevoir une architecture de choix qui incite à l’adoption d’un comportement vertueux, dans le cadre d’une action peu coûteuse et simple à mettre en œuvre, tout en laissant l’individu libre de son comportement.

Un nudge peut-il perdre de son efficacité avec le temps ? Une faiblesse souvent mentionnée des nudges serait leur manque de pérennité ou durabilité ; cela en ferait-il un outil spécialement adapté aux promotions ?

É. S. : Ce n’est pas le nudge dans son ensemble mais certaines mécaniques, dont l’efficacité dans le temps peut s’amoindrir. C’est le cas de certains nudges s’appuyant sur une mécanique de « saillance ». Il s’agit, avec la saillance, d’attirer l’attention d’un individu sur une information donnée, au moment où il prend sa décision. C’est la fameuse mouche dans l’urinoir3, qui peut effectivement perdre de son efficacité quand elle s’adresse aux mêmes personnes, aux habitués d’un lieu, alors qu’elle continue à avoir de l’impact si la population est changeante. Quand on choisit un nudge, il faut donc bien sélectionner la mécanique, la cible, pour que la durabilité soit forte. Un nudge doit être sélectionné sur la base de critères qui portent à la fois sur l’efficacité dans le changement comportemental mais également en fonction du coût, de la simplicité de mise en œuvre, de l’éthique de la mécanique utilisée vis-à-vis des « nudgés » et de la durée de l’effet obtenu.

Peut-on cumuler plusieurs nudges dans une même action ?

É. S. : Oui, non seulement on peut, mais il faut le faire. Il faut inventer des nudges qui suivent le parcours décisionnel d’un individu. Nous cherchons à créer des nudges à chacune des étapes de la décision, en fonction des points de contact que l’on peut activer. Par exemple, nous travaillons actuellement pour la Sécurité routière, afin de réduire l’utilisation du portable au volant, cause d’accidents de la route. Nous avons pensé à créer des nudges en rapport avec tous les points de contact d’un conducteur : l’auto-école, où l’on propose de faire vivre une expérience de conduite virtuelle contrariée par un appel sur le portable, pour que le conducteur se rende physiquement compte du danger ; la voiture elle-même, avec des autocollants personnalisés par les enfants ou les conjoints (« Papa, je t’aime, ne téléphone pas »…) et collés sur le pare-brise. On peut également proposer une application du type « mode veille » en avion, qui coupe le message et informe la personne appelante que l’appelée conduit. En moyenne, nous proposons une trentaine de nudges pour une mission donnée.

Placé dans une « architecture de choix » de type nudge, l’individu demeure-t-il vraiment décideur ?

É. S. : Contrairement à la loi, le principe du nudge est de toujours laisser la liberté aux gens. Certes, on souhaite que le nudge débouche sur un comportement, mais les gens peuvent à tout moment sortir de l’architecture de choix. Le nudge n’impose jamais rien. Les « architectes de choix » chargés de la création de nudges doivent veiller à cela et, au-delà, rester dans l’objectif fondamental du nudge : agir pour le bien-être des individus, de leur collectivité ou de la planète. Par ailleurs, l’une des ambitions des grands behavioral economists comme Daniel Kahneman, Richard Thaler ou Dan Ariely est de faire connaître au plus grand nombre les facteurs qui influencent nos décisions, de manière que nous en tenions compte pour tenter de prendre de meilleures décisions dans notre vie quotidienne.

Certains pays sont-ils culturellement plus ou moins ouverts au nudge ?

É. S. : L’économie comportementale a défini quatre-vingts biais qui ont pour spécificité d’être humains avant d’être culturels. Pour autant, les mécaniques et les leviers sont plus au moins forts selon les cultures locales. Les normes sociales, la pression du groupe, la réciprocité, changent selon les pays. Il faut toujours identifier le levier et le moment par rapport à une cible qui est par nature d’un pays donné, avec sa culture propre.

Le « nudge marketeur », une nouvelle fonction dans l’entreprise ?

É. S. : Dans l’entreprise privée, je ne crois pas que cela soit nécessaire : il faut accompagner les marketeurs et les directions générales pour qu’ils s’approprient les techniques du nudge, en vue d’être plus efficaces à moindre coût dans les actions de changement comportemental qu’ils souhaitent mettre en œuvre dans le respect de l’intérêt de leurs clients. Il n’est pas nécessaire de créer une fonction spécifique, l’entreprise doit s’y fondre au fur et à mesure de l’apprentissage. Il en va différemment dans la sphère publique. Il faut créer des unités nudges au niveau gouvernemental, à l’instar de ce qui existe dans plusieurs pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Allemagne ou Singapour, pour tenter de rendre les politiques publiques plus efficaces sans coût additionnel. Je pense que ce serait vraiment très utile en France.

Les agences de pub ont-elles vocation à devenir des « unités nudge » ?

É. S. : Comme pour le marketing, elles auraient grandement intérêt à en comprendre les leviers, sans pour autant recourir à la création de nudges units, qui réclament des compétences autres que celles dont elles disposent.

La plupart des nudges sont optiques. Or la proportion de ceux qui voient mal, dans une population vieillissante, grandit. Le nudge est-il appelé à ne concerner qu’une population jeune ?

É. S. : En fait, le nudge s’adapte à tout le monde. Ceux qui sont visuels sont très marquants, mais ils ne forment qu’une petite partie des nudges. Il existe beaucoup d’autres mécaniques, qui activent d’autres leviers que ceux de la saillance. Par exemple les normes sociales, l’aversion au risque ou l’amorçage…

Indépendamment de la dimension « comportements plus responsables », la publicité et le marketing ne pratiquent-ils pas le nudge depuis longtemps à la façon de Monsieur Jourdain (prix psychologiques, référence à une norme esthétique, organisation des parcours en magasin, têtes de gondoles…) ?

É. S. : Oui, tout à fait, le marketing et la communication peuvent avoir créé des nudges sans le savoir. Le nudge apporte cependant une systématique, une mécanique, un processus, appuyés, encore une fois, sur la science et plus de cinquante années d’expérimentations.

Et avec cette intention d’infléchir les comportements, un Leclerc n’a-t-il pas été un Jourdain nudgeur de la première heure, en ne mettant plus à disposition les sacs plastiques aux caisses des magasins, les clients devant ainsi y renoncer ou en faire la demande ?

É. S. : Absolument. Dès lors qu’il y a la liberté de choisir et donc de demander un sac, cela relève du nudge. Il rend l’option non souhaitée plus difficile à actionner. C’est un très bon exemple de nudge par défaut.

Une certaine fascination pour l’outillage nudge risque-t-elle d’occulter les interrogations sur la légitimité de ceux qui le mettent en œuvre et le bien-fondé des actions conduites (exemple : soucis d’économies de papier qui accélèrent l’obsolescence des terminaux ou accentuent une « fracture numérique »…) ?

É. S. : La question de l’éthique du nudge est centrale. Quand on veut mettre en scène des stratégies nudge, il faut se poser deux questions : la mission finale, à savoir le comportement que l’on souhaite encourager, est-elle légitime ? Est-il bénéfique pour l’individu ou pour la collectivité ? Qui définit le comportement légitime ? Dans un État démocratique, on peut avoir une présomption de la légitimité de la demande… Pour une entreprise privée, il faut s’assurer qu’il y a bien un avantage pour elle et pour l’individu ou la collectivité. Mais la grande majorité des entreprises ont compris que leur performance à long terme ne se construira qu’à partir de la confiance qu’elles auront su créer chez leurs clients, pas uniquement sur des relations purement commerciales. À l’instar de Paul Polman, CEO d’Unilever, et de beaucoup d’autres, je suis convaincu qu’affaires et éthique peuvent et doivent aller de pair. Deuxième garde-fou : la mécanique spécifique d’un nudge est-elle éthique ? Il ne s’agit pas de porter un jugement théorique sur la démarche globale, mais d’évaluer chacun des nudges spécifiques créés pour une mission donnée. C’est pourquoi dans tout processus de création de nudge, la phase de présélection, avant le test consommateur final, passe par la vérification de l’acceptabilité éthique de chaque mécanique. Si le nudgeur peut raconter au nudgé la mécanique déployée et l’objectif recherché de manière transparente, sans avoir de doute ni de culpabilité, alors il y a de fortes chances pour que la démarche soit légitime.

1. www.nudgefrance.org.
2. Marketing social, ou « application des techniques et des outils du marketing commercial à des fins sociales », selon une conception qui remonte à plus de quarante ans (P. Kotler, G. Zaltman, “Social marketing: an Approach to Planned Change”, Journal of marketing, 1971) – NDLR.
3. Incrustation dans la faïence qui a réduit de 80 % les frais de nettoyage des sanitaires d’un aéroport (NDLR).

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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