Bulletins de l'Ilec

Au risque des ambivalences - Numéro 451

01/08/2015

Destiné au changement des comportements dans le sens du mieux-être collectif, le nudge a ses limites, et pourrait dans certains cas servir des finalités moins nobles. Entretien avec Élisabeth Laville, fondatrice de l’agence Utopies

Le nudging est-il pour les entreprises l’instrument privilégié d’un marketing responsable ? La même science de « l’architecture de choix » ne peut-elle servir des opérations de vente dénuées de tout engagement responsable ?

Élisabeth Laville : Sans doute, les nudges sont en passe de devenir l’un des instruments privilégiés permettant de stimuler la consommation responsable, étant entendu… que le nudge absolu, dans ce domaine, serait de limiter le choix à des alternatives responsables ! C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le « choice editing », qui consiste à ne plus proposer les produits ne présentant pas un caractère responsable. Cette approche rassure les consommateurs sur l’engagement de l’entreprise, qui ne rejette pas la responsabilité sur eux en leur laissant le choix entre le produit responsable et celui qui ne l’est pas, mais assume ses choix en amont. C’est ainsi que Starbucks a généralisé le café équitable certifié dans ses boutiques européennes, plutôt que de laisser ses clients choisir entre un café respectueux des producteurs et un qui ne le serait pas. Il y a trois ans, une étude GlobeScan sur les meneurs d’opinion européens faisait apparaître que 78 % d’entre eux pensent que les entreprises doivent proposer les produits responsables à la place des produits conventionnels, et pas seulement en complément. Pour autant, on peut aussi utiliser ces outils en ne proposant aucune alternative responsable, comme c’est encore si souvent le cas !

Certains apparentent le nudge à de la manipulation douce ? Sur quoi serait fondée cette crainte ?

E. L. : Sans doute sur le fait que même s’il est mobilisé au service de la consommation responsable, le nudge intervient pour orienter le choix, voire pour le rendre indolore et sans effort, parfois sans même signaler que ce qu’il favorise est une option plus responsable. C’est ce que fait un opérateur de téléphonie qui ne propose pas de facture papier sauf si elle lui est réclamée, un distributeur bancaire dont le choix par défaut est de ne pas donner de ticket, un hôtel où on ne change pas les draps et serviettes sauf si le client en exprime le souhait, ou une cantine où les plats les plus sains sont disposés en première ligne. Et c’est tout le problème : les nudges déplacent le curseur des habitudes, mais sans changer le mode mental avec lequel la situation est abordée. Autrement dit : si le contexte change, le choix des consommateurs a toutes les chances de rester identique à ce qu’il était avant.

En pratique, le nudge ne se ramène-t-il pas souvent au message « consommez moins » ?

E. L. : Le nudge est une simple mécanique, un levier qui peut être activé au service de différents messages, dont celui que vous évoquez mais pas uniquement. Il est d’ailleurs également utilisé par des acteurs dont le message principal serait plutôt « consommez plus ». N’est-ce pas tout le sens des offres groupées, par exemple ? Sur certains marchés, comme le stylo-bille, on ne peut plus acheter un seul article, la plupart du temps on doit en acheter quatre en même temps. Citons également le regroupement des confiseries près des caisses au niveau des yeux des enfants…

À miser sur un biais de perception pour favoriser un changement de comportement, ne risque-t-on pas d’accréditer des vues fausses ?

E. L. : Le problème principal me semble être le fait que le nudge, fondamentalement, postule que les gens ne changeront pas si on leur explique pourquoi il faut changer, et qu’il faut recourir à des procédés un peu mécaniques et manipulatoires pour les faire changer à leur insu. Jacques Fradin, qui travaille sur le cerveau à l’Institut de médecine environnementale, explique que la plupart des nudges sont fondés sur la compétition entre individus : cela produit certes des résultats, mais en faisant appel non pas aux zones du cerveau préfrontal mais à des structures cérébrales postérieures et anciennes qui sont impliquées dans la compétition sociale, les émotions, les sensations à court terme, l’individualisme, etc. On entretient ainsi une logique qui n’est pas très alignée sur les principes du développement durable, lequel privilégie le qualitatif et non le quantitatif, l’empathie et l’altruisme au lieu de la compétition, la réflexion plutôt que la réaction mécanique, etc. À l’inverse, certaines expérimentations, faites notamment par le psychologue Robert-Vincent Joule, sollicitent et stimulent l’altruisme et la responsabilité individuelle en amont, pour générer du changement de comportement durable en aval…

Une certaine fascination pour l’outillage nudge risque-t-elle d’occulter les interrogations sur la légitimité de ceux qui le mettent en œuvre et le bien-fondé des actions conduites ?

E. L. : Tous les experts auxquels j’en ai parlé récemment estiment que les nudges vont aussi être, ou sont déjà, utilisés par des acteurs qui n’ont pas du tout comme finalité la consommation responsable, mais peut-être l’inverse. Je vois le nudge comme un simple moyen, pas une fin. Ne lui donnons pas plus d’importance qu’il n’en a. Ce qui compte toujours, c’est la stratégie qu’il sert, et ses finalités.

Propos recueillis par J. W.-A.

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