Bulletins de l'Ilec

Visions d’hélicoptère - Numéro 466

31/07/2017

Court terme et long terme ne sont pas antinomiques tant que l’effort d’innovation reste conforme à la mission que s’est donnée l’entreprise. Entretien avec Anne Genin, cofondatrice de Beebuzz, conseil stratégique de marques

Comment concilier la prise en compte des contraintes immédiates imposées par la concurrence et la projection sur le long terme, pour assurer, par l’innovation, la pérennité de l’entreprise ?

Anne Genin : Distinguons deux types d’innovation : l’innovation de rupture, avant-gardiste, celle qui construit le futur de l’entreprise ou de la marque, et à laquelle est consacré l’essentiel des ressources en hommes et en capitaux, et celle qui consiste à animer les gammes pour être réactif et s’adapter au présent. Ainsi, en lançant « Côté végétal », tout en consolidant ses positions en charcuterie, Fleury Michon pilote en même temps le court et le long terme.

Des dirigeants ou des cadres d’entreprises refusent de s’occuper du long terme sous prétexte que les affaires vont mal, qu’il faut d’abord redresser la situation dans l’immédiat. Un tel comportement ne peut qu’aggraver la situation. La clé de la pérennité réside dans l’anticipation, la mise en question permanente, les démarches d’amélioration continue, pour éviter de se trouver distancé. Une marque comme Seb sait intégrer les dernières avancées « digitales » à son multicuiseur connecté Cookéo, tout en restant la référence de la cocotte-minute…

Comment une entreprise portée à l’innovation s’organise-t-elle pour s’accommoder des contraintes court-termistes ?

A. G. : En hiérarchisant ce qui, à court terme, répond plus ou moins à la vision de long terme, en éliminant ce qui contrarie cette vision. Choisir, c’est renoncer ; se référer à la vision et à la mission de l’entreprise facilite la prise de décision et permet de faire les bons choix rapidement.

Le retour pour l’actionnaire, la publication trimestrielle des résultats, entrent-ils en contradiction avec le temps de l’innovation ?

A. G. : Il est essentiel pour une entreprise d’avoir une vision claire du long terme, et une mission bien définie ; alors et alors seulement, elle est en position de gérer aussi bien et simultanément le court et le long terme. Sa vision lui permet de faire le tri dans les projets à court terme, et de se focaliser sur ceux qui contribuent au long terme. Les entreprises performantes, comme un hélicoptère, sont capables de se rapprocher du sol, du court terme, et de s’élever rapidement pour garder contact avec le long terme en un va-et-vient permanent. C’est en altitude qu’on garde le cap. Quand Danone achète Whitewave, c’est au service de sa mission, apporter par l’alimentation la santé au plus grand nombre.

Le temps d’accès à l’information, aux données consommateurs, et celui de son traitement peuvent-ils ralentir le processus de l’innovation ?

A. G. : Je suis adepte des enseignements tirés d’expériences authentiques : placer les consommateurs en situation d’usage du produit, plutôt que de recourir à des études de marché souvent dévoreuses de temps. Proposer l’expérience d’un produit à quelques consommateurs, en situation réelle, faire réagir, écouter, prendre en compte les suggestions et critiques, les facilités ou difficultés d’usage, confère la réactivité nécessaire pour apporter sans délai au produit, même non finalisé, les modifications souhaitables.

Cette méthode permet de faire évoluer le produit de manière itérative et incrémentale, plutôt que d’attendre le produit miraculeux qui risquerait d’arriver trop tard. L’expérience avec le consommateur est source de créativité et d’humilité devant l’innovation. Elle évite d’emprunter de fausses directions.

La masse de données facilite-t-elle le travail de conception, ou la complique-t-elle en multipliant les incertitudes et en inhibant les velléités d’innovation ?

A. G. : Je crois beaucoup à l’intuition, malheureusement souvent mal considérée en entreprise. Elle suppose le droit à l’erreur, et que soit cultivé l’apprentissage par l’erreur. C’est la culture d’une marque comme Innocent. L’intuition repose souvent sur tout ce que l’entreprise a pu engranger sur le plan des tendances, des évolutions sociétales, de la connaissance des concurrents. Laissons les initiatives se développer à petite échelle, pour repérer celles qui réussissent, avant de les lancer en grand, optimisées : Lu’Harmony a commencé dans une usine avec un produit et soixante-huit agriculteurs ; c’est après avoir été expérimenté dans la réalité que le concept a pu convaincre, et a été déployé en France, puis en Europe.

Y a-t-il un type de management spécialement propice à l’innovation, sous l’aspect de ses contraintes de calendrier ?

A. G. : Le plus haut niveau de l’entreprise, la direction générale, doit croire en l’innovation et en être le principal soutien, car elle est la gardienne de la vision de l’entreprise. C’est essentiel à la cohésion d’équipe et à la cohérence des actions. Le management doit aussi promouvoir la construction partagée, en interne et avec l’externe, être ouvert aux parties prenantes, favoriser le dialogue et le travail transversal, détruire les silos. L’innovation n’est pas la propriété du marketing ou de la R&D, elle est celle de l’entreprise, où chacun doit pouvoir apporter sa perspective et sa pierre à l’édifice. Rien de tel que le bon sens et l’ouverture pour stimuler la créativité ; il faut engager les équipes à sortir de l’entreprise, à quitter leurs ordinateurs et leurs bureaux, à aller à la pêche aux bonnes idées qui foisonnent dans le monde.

Propos recueillis par J. W.-A.

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