Bulletins de l'Ilec

Durées prospectives - Numéro 466

31/07/2017

Les réussites innovantes ne résultent pas de recettes écrites dans les livres et sont parfois le fruit du hasard, souvent de la bonne interprétation de signaux faibles. Entretien avec Gérard Caron, Caron Design Network

Arrive-t-il qu’une innovation soit abandonnée parce que des signaux faibles semblent en contredire la pertinence à une échéance qui demeure imprévisible ?

Gérard Caron : Il ne s’agit pas de prendre un signal faible pour argent comptant, mais pour une alerte prémonitoire, qu’il faut savoir interpréter à sa juste valeur. Et c’est là que le bât blesse. Car imaginons qu’ils soient tous exacts, c’est-à-dire qu’ils vont tous s’avérer dans le temps. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils touchent directement votre cible, votre produit ou même votre marché en général. Alors intervient tout l’art du stratège en marketing : doit-il abandonner l’innovation en cours ? Ou doit-il donner cette information au service de recherche-développement, pour qu’il prépare en parallèle une autre orientation et qu’il soit loisible de comparer les deux voies ?

Peut-on ne pas tenir compte de tels signaux faibles (« trop tard pour reculer ») ?

G. C. : Le renversement de situation s’effectue toujours plus lentement dans l’esprit du consommateur que dans celui des chercheurs, exception faite peut-être du marché des nouvelles technologies. Lorsque Renault a sorti son modèle Captur, petit « SUV » citadin, qui pouvait imaginer la bouffée d’air que cela représenterait ? La marque avait déjà réalisé le même coup avec l’Espace (qui à son lancement ne se vendit pas), puis avec la Scénic. Pas de signaux faibles à l’époque… En revanche, le coup de génie du concept Dacia, lui, pouvait être associé à certains signaux faibles annonçant l’émergence d’une catégorie de clientèle aisée se désintéressant de l’automobile alors que la nécessité d’avoir une voiture était pour elle encore présente.

Arrive-t-il qu’une innovation soit prématurée ? Est-il possible après quelques années de redonner vie à une innovation mort-née ?

G. C. : Avant l’heure ce n’est pas l’heure, et après l’heure… il est plus difficile de reprendre la tête. Rares sont les grandes marques qui n’ont pas dans leurs cartons des innovations proposées trop tôt à des consommateurs pas encore prêts à l’effort financier nécessaire pour y accéder ou à en voir l’avantage au détriment de leurs habitudes. Le tout avec des études consommateurs toujours positives avant le lancement, bien entendu…

Je n’ai pas en tête d’exemples de produits courants relancés quelques années plus tard avec succès. Car entre-temps, l’environnement, la perception du produit, l’air du temps, tout a changé. De même qu’il y a le design juste et les autres, il y a l’innovation juste et les autres.

Comment concilier le temps parfois long de l’innovation avec le temps de l’immédiateté et de l’ubiquité du consommateur ?

G. C. : Question complexe, car on touche là, parmi ceux qu’on appelle « consommateurs ou usagers », à des antagonismes structurels, quelles que soient par ailleurs les segmentations imaginées en fonction des modes (comme en ce moment celle des « millenials ») : il y a les innovateurs et les autres, nous le savons. Comment satisfaire les premiers, porteurs des marchés de demain, parmi lesquels une innovation sera toujours considérée, voire achetée, sans s’aliéner les autres ? C’est la question que je vois se poser dans à peu près chacune de mes missions de conseil. Là je renvoie une fois de plus à ce qui distingue des stratèges en produit talentueux de ceux qui appliquent consciencieusement des règles. Ils ont la vision, et l’interprétation des signaux faibles, ou non.

Des contraintes externes, comme celles de nature réglementaire, expliquent-elles que certaines entreprises adoptent souvent dans le développement d’un produit un comportement mimétique, plutôt que d’innover ?

G. C. : Le commerce des produits de grande consommation est par essence plus ou moins un commerce de copie. Tout le jeu étant de savoir comment ne pas aller trop loin dans le copier-coller du numéro un, pour éviter des poursuites. Quand je réalise des analyses quantitatives et qualitatives du référencement d’un produit en linéaire (dans un ou plusieurs points de vente représentatifs), je suis frappé de constater à quel point une formule à succès peut être reprise par les concurrents, marques de distributeur ou non. Pourquoi les pâtes à tartiner ont-elles si souvent la forme ovalisée du pot de Nutella ? Il n’y a aucune raison technique à cela. Pourquoi les chocolats à pâtisser évoquent-ils le papier kraft de la marque leader Nestlé-Dessert ? Pourquoi les beurres tendres sont-ils tous dans des barquettes en plastique de même forme, celle de l’initiateur Elle & Vire ? Etc. Faites ce jeu de comparaison et vous serez frappés par le nombre d’exemples. Et si vous ajoutez des contraintes juridiques, voire techniques à cela, tout devient clair… Heureusement, il y a de belles exceptions.

Propos recueillis par J. W.-A.

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