Bulletins de l'Ilec

Temps de consommation, temps politique - Numéro 470

12/01/2018

L’aspiration à lever le pied tient aux clivages sociaux, aux cycles de vie, aux cultures nationales et aux domaines de consommation. Dans le cas du “slow food”, qui concerne les pays à tradition culinaire, le mouvement a son revers. Entretien avec Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle, université Paris Descartes

Y a-t-il vraiment une aspiration à ralentir ?

Dominique Desjeux : Les médias s’en font l’écho, dont la très intéressante revue Clés de Jean-Louis Servan-Schreiber, ceux qui s’adressent surtout aux classes moyennes supérieures, tendance bobo. On y parle de slow food, de ralentissement, de méditation, de jeûne. Pour autant, cette demande de ralentissement est-elle partagée par l’ensemble de la population ?

Mais cette aspiration n’est pas uniquement liée à des clivages sociaux, elle relève aussi d’effets de cycles de vie. Entre 20 et 30-35 ans, on tend plutôt vers le slow, on souhaite moins travailler pour équilibrer vie professionnelle et vie familiale, et cette demande ne date pas d’aujourd’hui comme on le laisse entendre, mais remonte à une soixante d’années et traverse les générations, on l’a oublié. Entre 35 et 55 ans (à cinq ans près), on est pris par le travail, la carrière, surtout si on a réussi ; l’aspiration à ralentir est donc faible, devant le risque de perdre un travail, de ne pas réussir une carrière (paradoxalement les ouvriers auraient le travail le moins stressant car bien cadré en termes d’horaires, de 8-9 à 17-18 heures, alors que ceux des cadres sont très flexibles, et beaucoup de métiers ont des horaires décalés dans la journée). Après 55 ans, la retraite approchant, cette demande semble plus proche de pratiques réelles.

Pourquoi l’aspiration à ralentir, a-t-elle commencé à se manifester à propos de l’alimentation ? Parce que l’alimentation cristallise toutes les inquiétudes ?

D. D. : Le slow food vient d’Italie et ce n’est pas par hasard. Ce pays est de ceux, avec la Chine, la France et un peu moins l’Espagne, qui ont une grande tradition culinaire, une culture alimentaire forte. La mondialisation, la financiarisation, l’accélération des activités économiques et de la compétition internationale ont entraîné une demande de ralentissement devant le risque de voir disparaître des traditions comme celles liées à l’alimentation. Le slow food n’atteint pas tous les pays, pas ceux qui n’ont pas de tradition culinaire à défendre.

Cela ouvre-t-il la voie à une nouvelle commensalité ?

D. D. : Ce n’est pas certain. Il y a tension entre le repas, base de la commensalité et du lien social, de tous temps et dans toutes les sociétés, et les tentatives d’en limiter la place et le temps qu’on lui consacre. En France, la peur de voir disparaître la commensalité a une soixantaine d’année. On accuse souvent et à tort l’industrie agro-alimentaire et ses plats préparés qui diviseraient la famille. Les enquêtes prouvent le contraire : au lieu d’un plat commun il y a diversité à la même table, car la famille mange réunie, particulièrement au petit-déjeuner et au dîner (le déjeuner est plus le temps d’une commensalité professionnelle). C’est davantage le danger perçu qui fait naître une demande de commensalité qui existe déjà.

Dans l’univers de la consommation, la lenteur est-elle toujours à raison associée à l’authenticité ?

D. D. : Non. À observer ce qui est sain, authentique et gastronomique, on peut très bien trouver des produits agro-alimentaires sains mais pas gastronomiques, car pas très bons, et des produits authentiques mais pas sains, comme le manioc au Congo, par exemple, produit authentique mais très dangereux en raison de la présence d’acide cyanhydrique.

Voyez-vous un lien entre vitesse et gaspillage ?

D. D. : Dans certains cas, oui, dans d’autres cas, non. Il faut distinguer les représentations ou stéréotypes, à savoir que la vitesse crée du gaspillage, et la réalité. Prenons la filière pêche : plus vite le poisson est congelé, moins on en gaspille, que ce soit au moment de la pêche ou au moment où le client l’achète en magasin. Plus on aura été vite pour transporter le poisson, plus il sera frais et bon.

Quels autres domaines de la vie et des mœurs l’aspiration à ralentir pourrait-elle concerner ? On parle aussi de « slow tech » ou « low tech » : un phénomène assimilable ?

D. D. : On retrouve ici l’effet cycle de vie, avec la courbe de l’énergie. Etre 15 et 25 ans, on cherche quelle limite on peut dépasser pour dépenser son énergie, c’est le moment des extrêmes, drogue, jeu, moto, vitesse, sport… Entre 35 et 45 ans, on gère son énergie. Après on l’économise. L’effet cycle de vie conduit à ralentir. L’illusion de pouvoir tout gérer, tout faire, tout lire, tout dire, diminue avec l’âge. Dans le numérique, il y a demande de ralentissement, car il y a trop de stimuli (l’addiction concerne des personnes qui ont une demande de stimuli plus forte que les autres ; ainsi de la demande de discussions sur les réseaux sociaux qui varie selon cette plus au moins grande addiction).

Conserver, stocker, se promettre un usage différé, est-ce une façon de contrôler le temps, de ralentir ?

D. D. : Oui, c’est sûr. L’histoire de la consommation depuis dix mille ans le prouve. Les grands enjeux de l’agriculture portent sur le stockage et l’on observe un lien entre son importance et la nature du pouvoir politique, plus ou moins concentré. Ainsi des cultures céréalières, où il y a en général une récolte par an : il faut des greniers de stockage. À l’inverse, en Afrique centrale où la culture est celle du manioc, avec des récoltes fréquentes sans besoin de stockage, le pouvoir politique n’est pas centralisé. Même observation pour l’eau, où le pouvoir est centralisé, autoritaire, pour garantir l’accès de l’eau dans des régions arides où elle manque. Aujourd’hui, l’intérêt du réfrigérateur est de libérer la femme de la contrainte du stockage ; hier elle ne disposait que du garde-manger.

Le réfrigérateur a en partie limité le gaspillage, qui subsiste en raison d’une mauvaise gestion des aliments. Il demeure un outil de gestion du stockage. Mais là aussi, le cycle de vie intervient : quand les personnes plus âgées, à la retraite, n’ont plus la contrainte de grosses courses qui nécessitent du stockage. Le temps se libère, ce qui permet d’acheter des légumes et de revenir au vrac. Mais cela demande de nouvelles compétences sensorielles, pour acheter, et culinaires, pour des légumes dont la cuisson a été oubliée, donc plus de temps.

Il y a encore soixante ans, tout était à base d’énergie animale et humaine. L’énergie électrique a libéré la femme. Les mouvements à base de slow ont pour conséquence de reporter sur la femme le travail dont elle s’était libérée. C’est le « modèle Landru » ou le retour de la femme au foyer, où elle va passer plus de temps à éplucher les légumes. Le retour du slow food n’a pas que des avantages.

Le cycle de consommation des produits durables (téléphones mobiles, voitures…) est-il de plus en plus court ?

D. D. : On parle ici de l’obsolescence, dite ou non programmée. L’obsolescence est souvent causée par la baisse des coûts, avec comme effets la moindre résistance des produits en raison de matières premières de moins bonne qualité. Il n’y a pas ici de conspiration des industriels. En compétition avec d’autres sur un marché de masse, ils sont conduits à trouver un équilibre entre prix et qualité. Si l’on veut tendre vers une consommation plus économe et faire durer plus longtemps les produits, il faut un autre modèle économique, fondé sur la robotisation et l’intelligence artificielle, avec des incidences négatives sur l’emploi. Comment concilier maintien de l’emploi et développement durable ? La solution est d’autant plus urgente que sans consommation économe les risques de guerre sont importants, du fait d’un accès limité aux matières premières.

Prendre le temps avant d’acheter, et conscience de nos véritables besoins, est-ce compatible avec le digital, qui favorise l’achat d’impulsion ?

D. D. : Il y a plus d’achats de routine que d’impulsion. On peut, avec le portable, augmenter les achats d’impulsion par des stimuli, mais de manière générale les gens sont raisonnables. Pourquoi font-ils des listes, ce n’est pas seulement pour ne pas oublier tel ou tel article, c’est aussi pour limiter les achats, ne pas dépenser plus que prévu. Beaucoup de gens sont sous contrainte de pouvoir d’achat. Mais cela peut dépendre du produit : un grand consommateur de livres pourra, sur Internet, être porté à acheter plus. On peut être slow pour certains produits et pas pour d’autres, conservateur dans certains cas et pas du tout dans d’autres. Tout dépend des priorités sur lesquelles s’exercent les stimuli publicitaires.

Ce que le marketing appelle « expérience [du] client » serait-il une tentative d’arrêter le temps qui passe, à quelque chose à quoi le consommateur s’identifie ?

D. D. : L’ « expérience client », un anglicisme qui a beaucoup de succès depuis quelques années, signifie compétence acquise sur la durée, il est synonyme de vécu. Dans certains cas, comme le montre Olivier Badot avec Leroy Merlin, la distribution transforme certains lieux en récits, avec une scénographie, au cours desquels le client vit un moment fort, une expérience. Mais l’expérience client qui « enchante » ne fonctionne que dans certains types de magasins et d’activités. Je ne sache pas que dans les supermarchés où dominent les achats routiniers, elle soit très « enchantable ». Plus de 70 % des consommateurs n’ont pas envie de faire les courses, et le supermarché n’est pas le lieu idoine pour les mises en scène.

Propos recueillis par J. W.-A.

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