Entretiens

Consommation

Loin de chez soi, la défiance

02/06/2020

La crise sanitaire a plus accentué les mutations économiques et sociétales qu’elle n’en a suscité. Il en va ainsi du télétravail qui se normalise, et de la quête de santé, priorité non négociable. Mais les fractures sociales, loin de se refermer, demeures béantes. Entretien avec Rémy Oudghiri, sociologue et directeur général de Sociovision (groupe Ifop).

Les pronostics sont partagés entre retour en arrière et nouvelle ère. Après la crise sanitaire, le « nouveau monde » souhaité par beaucoup relève-il de l’utopie ?

Rémy Oudghiri : Comme dans toute crise, le contexte est propice à la pensée utopique. La précédente crise, d’origine économique (2008-2009), avait suscité de nombreux discours annonçant que plus rien ne serait comme avant sur le plan économique et social. Il en avait été de même en 1973 avec le premier choc pétrolier, dans le sillage des réflexions du Club de Rome, origine du courant écologiste. Toute crise engendre des réflexions sur un « après » radicalement différent de « l’avant ». Mais selon moi deux mois de confinement ne suffisent pas à tout bouleverser. J’observe surtout des accélérations dans certains domaines. Par exemple, les idées écologiques sortent renforcées du confinement.

Le fait nouveau, c’est l’alliance entre la défense de l’environnement et la santé. Les gens font désormais le lien entre crise sanitaire et crise écologique. Les ressorts de la pensée utopique se situent dans cette alliance. Ce qui aurait dû advenir dans cinq ans va se produire dans les deux ans à venir. Le modèle économique actuel va faire davantage de place à certains services publics comme la santé ou l’éducation, et il va sans doute favoriser une délégation de responsabilité aux pouvoirs locaux. Mais il ne va pas changer radicalement. L’histoire nous enseigne que les crises accélèrent les tendances en germe plus qu’elles ne bouleversent l’ordre.

Cette crise sera-t-elle être le marqueur d’une nouvelle génération ?

R. O. : Depuis début mars, nous ne vivons pas de manière naturelle, nous avons mis entre parenthèses ce qui constituait le cœur de notre identité, de nos relations sociales, de notre convivialité. Il est probable que cette crise, même si elle concerne toutes les générations, marquera durablement la génération des 18-20 ans. Un jeune de vingt ans aujourd’hui a été depuis son plus jeune âge exposé à de nombreux messages sur l’importance de bien manger, de « bouger » ou de boire régulièrement de l’eau, etc. Il baigne epuis le berceau dans une culture fortement préventive, et la crise sanitaire l’y a conforté.

Au nombre des tendances nouvelles, citons les services virtuels, le plus emblématique étant la téléconsultation médicale. On l’annonçait depuis des années comme une solution au désert médical, mais rien ne changeait vraiment. La crise a comblé un manque ; la téléconsultation peut devenir un complément, même si elle ne remplace pas le contact physique. D’autres services virtuels de conseil se sont développés, dans le sport, la médiation, le yoga. Ils existaient avant la crise mais de manière marginale. Avec le confinement, les fondements d’une nouvelle économie ont été jetés, sur fond de distanciation sociale, grâce à la monétisation de certains services. Ces services ne vont pas se substituer aux services « physiques », mais ils vont élargir la panoplie disponible et ne seront plus considérés comme réservés à une minorité ultra-connectée. Soulignons aussi le développement des visioconférences dans les entreprises, les apéritifs virtuels, les divertissements eux aussi virtuels… Si la société se dématérialise depuis plus de vingt ans, la crise a donné un coup d’accélérateur à la tendance..

Nostalgies du confinement

Peut-il y avoir une nostalgie du confinement chez certains Français qui, ayant découvert les vertus du télétravail, redouteraient le retour au bureau ? Quel avenir envisagez-vous pour le télétravail ?

R. O. : Une nostalgie, oui, et pas seulement pour ceux qui ont télétravaillé. En premier lieu, le confinement n’a pas été vécu de la même manière selon le lieu, l’espace ou le nombre de personnes confinées ensemble, ou le type de travail. Il a mis en lumière des fractures de la société qui n’ont pas disparu par enchantement durant cette période, comme l’attestent les violences familiales. Pour autant, le confinement a permis à certaines personnes de travailler autrement, de manière souvent plus efficace et moins stressante (temps de transport réduit, meilleures relations avec la hiérarchie, etc.). Revenir au travail « comme avant » leur sera peut-être difficile à supporter. Et le télétravail va s’affirmer comme un mode de fonctionnement normal, ce qui n’était pas le cas en France avant la crise sanitaire. Il sera désormais admis dans les entreprises que l’on peut passer plusieurs jours chez soi ; le travail va devenir hydride dans son fonctionnement.

La deuxième nostalgie sera pour ceux qui ont découvert les vertus de rester chez eux, de prendre le temps de vivre, de faire des choses qu’ils n’avaient pas le temps de faire, de se redécouvrir, d’être avec leurs enfants : ceux qui ont vécu le « confinement heureux », le grand ralentissement du rythme social. Chez d’autres, le confinement a créé de l’angoisse, soucieux qu’ils furent de l’avenir de leur entreprise et de leur emploi.

Avant la crise, ceux qui avaient la possibilité de recourir à un travail devenant hydride, mélange de « présentiel » et de « distanciel », y étaient favorables, mais ils se heurtaient à une direction plutôt rétive, car peu confiante. Le confinement a prouvé qu’il était possible de travailler aussi bien sinon parfois mieux chez soi qu’au bureau. En outre, le télétravail est source d’économie pour l’entreprise, qui peut réduire les espaces de bureaux. Il est écologique, car il diminue le transport. Enfin, il peut améliorer la vie personnelle en rééquilibrant le temps du travail au profit du temps personnel ou familial. Il va néanmoins poser deux questions : celle du contrôle de ses subordonnés par manager et celle de la cohésion d’équipe.

Nul doute que la place plus importante du télétravail participe d’un changement sociétal, car beaucoup de gens ont pris conscience qu’ils pourraient s’installer loin des centres-villes. On peut s’attendre à un exode dans les cinq années à venir, rendu possible par le développement du travail à distance.

Le « fait-maison » est-il éphémère ou durable ? Est-il lié à la restriction des dépenses ou à un retour à l’authentique ?

R. O. : Il va en partie disparaître, car les gens, sortis du confinement, vont à nouveau manquer de temps. C’est le syndrome de la machine à pain : elle a connu il y a une dizaine d’années un grand succès, les gens, dans un premier temps, étaient heureux de faire eux-mêmes du pain frais. Puis ils se sont lassés, la remisant dans un placard ou la revendant sur le LeBonCoin. Il risque de se produire le même phénomène avec le « fait maison ». Néanmoins, une motivation va rester : la dimension économie. Quand faire soi-même permet d’économiser de l’argent, ça devient intéressant pour une frange non négligeable de la population. C’est pour des raisons économiques que Seb a récemment vendu beaucoup de yaourtières ou que les sites de réparation décollent. Au sortir du confinement, les gens seront plus vigilants par souci d’économie, et conserveront dans certains domaines cette habitude de faire eux-mêmes.

Prêts à consommer local

Quels sont les comportements alimentaires que l’obsession de l’hygiène va structurellement changer ? Voyez-vous, en lien avec la crise du Covid-19 et la perpétuation de contraintes sanitaires, la perspective de transferts sensibles et durables à l’intérieur du budget des ménages ?

R. O. : Avant la crise, les emballages étaient vilipendés au nom de l’écologie. Avec la crise sanitaire, ils retrouvent leur fonction essentielle qui est de protéger, d’isoler, de neutraliser. Le plastique est utilisé pour les visières des caissières, et pour les séparer des consommateurs lors du passage en caisse avec des plexiglass. Les grandes surfaces ont réemballé les fruits et légumes. Ce retour en grâce va durer un peu, même si je pense que le plastique jetable et les emballages inutiles sont à terme condamnés. Sur le plan des transferts, la consommation locale, plus onéreuse, se heurte parfois au principe de réalité. La consommation dite responsable (le bio, le local) va certes progresser, mais parmi une minorité de la population, déjà acquise avant la crise. Le problème de l’accessibilité en prix se posera toujours au reste de la population.

« L’utilité commune »[1] peut-elle neanmoins conduire à privilégier le circuit court, ses producteurs locaux et le made in France, comme une manière de défendre « l’intérêt général » ?

R. O. : Durant la crise les producteurs locaux ont rivalisé d’ingéniosité pour aller au-devant des consommateurs, et ceux-ci ont joué la carte de la solidarité. Cette tendance va-t-elle perdurer ? Avant la crise, nos enquêtes soulignaient que les gens avaient de plus en plus envie de produits locaux, même si ces belles intentions n’étaient pas toujours suivies d’actes. Et il y avait une frustration, car tout le monde n’avait pas accès facilement à l’offre. On ne trouve pas une Amap à tous les coins de rue. La balle est désormais dans le camp des acteurs, car les consommateurs sont prêts à consommer local. Il faut donc développer les points de contact à travers tout le pays.

Les marques et les entreprises ont-elles, avec la crise du Covid-19, une opportunité de répondre par des actes à des attentes antérieures des consommateurs ?

R. O. : Les marques ont une opportunité historique de transformer leurs discours en actes, car elles sont attendues et il ne faudrait pas décevoir les consommateurs. Avant la crise, quand il s’agissait de proposer une meilleure alimentation, de mieux traiter les producteurs, les gens affichaient le la défiance dans nos enquêtes. Aujourd’hui, les industriels ont commencé à changer leur méthode d’approvisionnement, les conditionnements, les cahiers des charges. Ils ont les moyens de monter d’un cran en qualité et en transparence. Les consommateurs les attendent.

Recentrages

L’hyperconsommation est-elle derrière nous avec son cortège d’achats impulsifs, qui engorgent inutilement les placards ? L’heure est-elle à plus d’arbitrage dans le choix des produits ?

R. O. : L’hyperconsommation est en perte de vitesse depuis longtemps. Mais il y a toujours des hyperconsommateurs. Ce qui a changé depuis dix ans est qu’ils ne sont plus des modèles, ils ne font plus rêver, ils ne sont plus valorisés et ils sont de moins en moins nombreux, même s’ils continueront d’exister. On voit trois attitudes. D’un côté, il y a des gens réfléchis, raisonnés, sobres, qui souhaitent consommer différemment, en réparant parfois, en gaspillant moins, en fuyant la course à la consommation ; ils ne vont pas augmenter en nombre de manière spectaculaire, mais ils augmenter quand même dans les années qui viennent. Il y a ceux qui, du fait de contraintes économiques, devront revoir leur arbitrage ; ils continueront d’épargner par peur de l’avenir et seront conduits à faire des choix par manque d’argent. Enfin, il y a les hyperconsommateurs, en déclin, que l’on rencontre souvent chez les jeunes : ils consomment beaucoup de marques car ils sont dans une période où ils construisent leur identité et ont besoin de repères. Quand la personnalité se stabilise, elle a moins besoin de courir après les marques repères.

Le « retour à l’essentiel », dans les radars des sondeurs depuis quelque temps, se confirme-t-il ? Peut-il se conjuguer avec le plaisir ?

R. O. : Chez les personnes que nous interrogeons, il s’observait déjà avant la crise du Covid-19 et se traduit par le recentrage sur la famille et les amis. Il n’exprime pas pour autant une quête d’austérité, les gens veulent préserver le plaisir dans leur vie. L’enjeu pour les industriels est de conjuguer plaisir non coupable, non destructeur de la planète, et responsabilité. La sobriété, le minimalisme, l’austérité n’ont pas lieu d’être. La tendance « survivaliste » dont on parle beaucoup est groupusculaire.

Grande fracture et conflictualité

Y a-t-il des raisons de penser que des métiers peu considérés, que la crise sanitaire a mis en avant, vont faire l’objet d’une revalorisation (économique et symbolique) durable ?

R. O. : On aimerait tous le croire ; à court terme, oui. Les applaudissements pour les soignants, particulièrement exposés aux risques sanitaires, sont sincères. Mais à long terme la vie va reprendre son cours, notre société ne va pas changer radicalement de modèle. Les métiers qui ont été exposés ne vont pas subitement devenir aspirationnels, les gens ne vont pas se précipiter pour devenir caissiers. Aujourd’hui, il s’agit plus de reconnaissance que de revalorisation.

Le climat de peur sanitaire alimente-t-il la conflictualité sociale ? Va-t-il accentuer les traits de la « société de défiance », notamment dans les relations professionnelles ?

R. O. : J’en ai bien peur. Avant le confinement, la société française a connu le temps trouble des Gilets jaunes, celui du conflit des retraites. La France qui est entrée en confinement est toujours profondément divisée, les fractures sont toujours béantes. Malraux a dit : « Notre unité d’action, c’est notre interrogation. » Durant les quinze premiers jours du confinement, la sidération nous a réunis autour d’une catastrophe. On pensait de manière sincère que la France allait panser ses plaies, et réduire ses fractures. Mais chassez le naturel, il revient au galop. Au fil des jours, les oppositions sont revenues ; la grande fracture qui va opposer les Français sépare d’un côté les tenants du camp sanitaire, qui pensent qu’il ne faut rien risquer, et les tenants du camp économique, qui avancent la menace d’un effondrement total si la relance de la croissance n’a pas lieu dans les prochains temps. En clair, la Bourse ou la vie !

Autre possible : fracture entre les « premiers de cordées » et les « premiers de corvées » ?

R. O. : Absolument, cette fracture déjà ouverte avant la crise s’élargit davantage aujourd’hui. Résidence secondaire d’un côté, HLM de l’autre… Même si beaucoup de Français ont vécu la même expérience de confinement, ils ne ressortent pas plus soudés qu’avant. Nous sommes un des rares pays avec l’Espagne où le niveau de confiance envers les élites politiques a décliné au cours du confinement. Ailleurs, les gens ont globalement fait front avec leur gouvernement. L’unité de façade, réelle au début, a disparu au fil des semaines. La France qui est entrée dans cette crise était une société de défiance. Elle en sortira tout aussi défiante.


[1] « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », art. 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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