Entretiens

L’écoresponsabilité, comment passer à l'action

15/06/2023

La protection du climat appelle une « condition de réciprocité » dans l​‌’effort collectif. Cette recommandation tirée de la psychologie évolutionniste ouvre des perspectives positives. Entretien avec Mélusine Boon-Falleur, PhD Candidate, École normale supérieure¹.

Vos recherches portent sur les solutions concrètes pour conduire les gens à agir en faveur de l’écologie. Dans quelles disciplines (sciences cognitives, neurosciences, psychologie individuelle…) puisez-vous vos analyses et recommandations ?

Mélusine Boon-Falleur : Mes recherches se placent dans une perspective appelée « psychologie évolutionnaire » ou « évolutionniste », qui s’intéresse à la manière dont la sélection naturelle a façonné notre biologie et notre psychologie à travers des millions d’années, depuis que notre espèce peuple la Terre. J’analyse comment notre environnement a façonné notre cerveau et en quoi notre psychologie répond à des problématiques qui ont été très courantes dans notre environnement ancestral. Bon nombre de comportements pouvant paraître irrationnels trouvent leur sens si on les comprend dans cette perspective évolutionnaire et si on part du principe que notre psychologie a été façonnée pour augmenter nos chances de survie et de reproduction. Exemple : pourquoi avons-nous peur aujourd’hui des serpents et des araignées, alors que leur danger est faible dans notre vie moderne ? C’est parce que ces animaux ont représenté un danger très important dans le passé et notre système visuel a été façonné pour y faire attention. Ils ont été en quelque sorte enregistrés dans notre système visuel. Par opposition, personne n’a peur des prises électriques, car c’est un danger très récent à l’échelle de la vie humaine. Notre système visuel n’a pas eu le temps d’être façonné par notre psychologie, notre cerveau. Il faut donc apprendre aux enfants que c’est dangereux, car ce n’est pas intuitif.

Quand cette psychologie évolutionnaire est-elle née ?

M. B.-F. : Avec Charles Darwin et sa théorie de l’évolution. L’évolution selon lui façonne non seulement notre biologie mais aussi notre psychologie. Il a notamment étudié les émotions dans cette perspective. Ce champ de réflexion a beaucoup progressé depuis une trentaine d’années et s’applique à beaucoup de sujets, dont la santé, la transition écologique… Deux chercheurs américains, John Tooby et Leda Cosmides, ont contribué à populariser cette démarche. Aujourd’hui, on retrouve cette discipline partout dans le monde. J’étudie donc comment la psychologie humaine peut nous aider à comprendre nos motivations et nos réactions, et je m’appuie sur des outils de biologie, d’économie, de sociologie…

Privilège de l’immédiat

Pourquoi la prise de conscience de l’enjeu climatique, récente mais largement répandue, ne se traduit pas facilement par des actions concrètes ?

M. B.-F. : De fait, neuf Européens sur dix considèrent que la crise climatique est une priorité et que les gouvernements et les entreprises n’agissent pas suffisamment pour répondre aux défis et, à l’urgence. Devant ce consensus, on pourrait s’attendre à un engagement des citoyens, or on constate un fossé entre nos intentions et nos actions. C’est le même phénomène lorsqu’au Nouvel An nous prenons de bonnes résolutions qui, ensuite, ne se traduisent pas en bonnes actions.

De nombreux facteurs expliquent ce fossé. Certains de nature structurelle : on peut vouloir décarboner son mode de transport mais ne pouvoir le faire faute d’alternative, si on n’a pas accès à d’autres modes de déplacement. D’autres facteurs sont de nature psychologique, comme la perception de l’effort : on peut accepter de se déplacer à vélo, réduire son mode de consommation, acheter des produits de seconde main, mais seulement si on pense que l’effort n’est pas trop important. De plus on ne veut pas être le seul à le faire. Autre facteur psychologique : la tendance à privilégier ce qui nous est immédiat, proche de nous physiquement. Or le changement climatique est distant aussi bien dans le temps et dans l’espace – on parle de 2050 ou de crises dans des zones tropicales - ; on a donc des difficultés à concrétiser les effets.

Efforts individuels, bénéfice collectif

Qu’appelez-vous « tragédie des communs » ?

M. B.-F. : La crise climatique appelle une action collective. Notre impact individuel sur le climat est minime et tous les efforts que chacun d’entre nous va faire ne vont pas donner lieu à des bénéfices individuels. Ils seront partagés en cas d’action collective. Ce qui pose des questions de motivation et de coordination sociale. Si je souhaite être en bonne santé, mes efforts me donneront un bénéfice immédiat et personnel. Que mon voisin ne fasse pas de sport n’aura pas d’incidence sur ma santé. Ici, il n’y pas d’enjeu collectif. En revanche, en matière de protection du climat, les efforts sont individuels et les bénéfices collectifs. On prend alors la décision de ne pas faire d’effort car on ne peut pas sauver notre microclimat.

C’est la tragédie des communs. Quand le problème est collectif, notre motivation sera très dépendante de notre perception de l’effort des autres et des normes sociales. Il faut donc qu’il y ait une « condition de la réciprocité » pour s’engager. L’effort doit être partagé par toutes les personnes et visible, comme le prouve la contestation des jets privés, des yachts de croisières, des voitures de courses… Tout le monde doit être logé à la même enseigne. On ne peut polluer impunément. Le sentiment d’équité est fondamental.

Quels freins est-il possible de lever ?

M. B.-F. : Il faut réduire la perception de l’effort. Aujourd’hui, par défaut, beaucoup de comportements vont être très polluants : prendre l’avion, suggérer un menu avec de la viande, acheter de l’électroménager neuf. Si vous souhaitez avoir un comportement écologique, vous devrez fournir des efforts : circuler en train, réduire votre consommation de viande, acheter de la seconde main… Il faut limiter les efforts pour les actions écologiques et les augmenter pour celles qui sont polluantes. On doit également rendre les effets plus visibles concrètement, moins distants, pour motiver le passage à l’action et la manière dont on parle du changement climatique, à l’échelle des individus et dans leur quotidien. C’est ainsi que Météo France parle des effets du changement climatique dans les différentes régions de France. Il faut rendre visibles un horizon temporel court et les conséquences du changement climatique. Il faut montrer qu’on n’est pas seul à agir.

Le précédent du vaccin Covid

Faut-il d’abord faire de la pédagogie ou activer le levier de la peur ?

M. B.-F. : Ils sont dans le même registre, mais ce n’est pas suffisant pour changer les comportements. Une étude publiée en 2021, réalisée sur 10 000 jeunes entre 16 et 25 ans dans dix pays du monde, montre que 50 % d’entre eux souffrent d’éco-anxiété. La peur ne suffit pas pour passer à l’action, il faut aussi avoir le sentiment de ne pas agir seul. Même conséquence sur le plan de la pédagogie, qui peut certes informer, mais sans pour autant motiver si on ne donne pas des solutions concrètes pour agir, des mécanismes pour faciliter les changements de comportements. Ainsi, durant la crise du Covid, un des enjeux fut que la population se vaccine dans sa totalité pour que le vaccin soit efficace. On pouvait motiver par l’éducation, mais ce n’était pas suffisant. Il fallait rendre le vaccin accessible et simple. Il fallait également de la confiance dans les institutions qui promouvaient le vaccin. C’est la même chose pour lutter contre le réchauffement climatique.

Faut-il s’en remettre principalement aux politiques publiques ?

M. B.-F. : Une étude de Carbone4 montre que les efforts individuels ne suffisent pas pour atteindre l’objectif de deux tonnes d’émissions carbone par individu en 2050 fixé par l’Accord de Paris. Le changement doit être systémique, porté par les entreprises, les gouvernements, les institutions. Nous aurons donc besoin des politiques publiques pour réussir la transition climatique, car il faut repenser la taxation carbone, les normes environnementales. De son côté, chacun peut agir pour influencer le système, par exemple en changeant de banque si elle finance des entreprises polluantes, en refusant d’acheter de la fast fashion énergivore…

Détection subconsciente des normes

Qu’entendez-vous par « cognition sociale » pour promouvoir des actions efficaces contre le changement climatique ?

M. B.-F. : La cognition sociale définit l’ensemble des mécanismes psychologiques qui nous permettent de réguler notre comportement social. Homo sapiens ne peut survivre sans l’aide des autres. Dans notre cerveau, nous avons des mécanismes psychologiques qui nous permettent de réguler les relations sociales pour les rendre harmonieuses. Au nombre de ces mécanismes figure la gestion des normes sociales, qui nous conduit à ajuster nos comportements à ces normes qui prévalent parmi nous. Si nous arrivons dans une ville très propre, nous allons inconsciemment faire attention, nous ne jetterons pas de papier par terre. Nous aurons un comportement différent dans une ville sale. Notre cerveau détecte les normes sociales prévalentes et nous ajustons nos comportements à ces normes. La transition écologique doit rendre les normes sociales vertueuses plus visibles, car certaines sont invisibles, par exemple moins manger de viande.

C’est un des leviers du nudge ; quelle place a-t-il dans vos recommandations ?

M. B.-F. : Le nudge est souvent une solution mise en place après coup, une fois que la décision de choisir tel programme a été prise. Le nudge vient alors encourager à changer de comportement : par exemple, dans les cantines, on place les plats bons pour la santé au niveau des yeux, tandis que les gâteaux et sucreries sont placés plus loin. Il faut cependant penser davantage en amont : dans le cas des cantines, à des recettes différentes. Il faut prendre en compte la psychologie humaine dès la conception d’une politique publique.

Est-il souhaitable de mobiliser des influenceurs qui seraient acquis aux enjeux et défis du réchauffement climatique ?

M. B.-F. : Tout le monde connaît le nom de Greta Thunberg et le monde de l’activisme est riche d’influenceurs. Mais il ne faut pas les confondre avec des ambassadeurs de marques qui conditionnent les comportements de consommation. Il faut un capital de confiance pour que l’influence ait un sens positif. Il faut s’interroger sur les motivations des influenceurs, leurs intérêts, pour créer un lien de confiance : l’exemplarité peut convaincre quand on connaît sa source.

Inventer la publicité qui accompagne le changement

La publicité peut-elle jouer un rôle pour passer de l’individualisme à l’altruisme ?

M. B.-F. : On assiste à un changement de paradigme, d’une société qui encourage toujours plus de consommation à une économie prônant la sobriété. La publicité encourage la consommation, ce qui va à l’encontre de la transition écologique. Certaines entreprises tentent de changer de modèle en promouvant de nouveaux modes de production et de consommation par l’économie circulaire, la réparation… La publicité doit rendre ces pratiques plus visibles et accessibles. De la même manière que nous réinventons notre modèle économique, nous devons inventer la publicité qui accompagne le changement du comportement d’achat des consommateurs de manière volontaire, pro-active et anticipée. Il faut par exemple cesser de valoriser l’achat de SUV, qui ne doivent plus être considérés comme des symboles de réussite ou de sécurité. L’achat de seconde main ou la location n’est plus dévalorisant, comme l’atteste bon nombre d’entreprises qui le favorisent.

La famille, l’école, l’entreprise, peuvent-elles être des lieux de changement des comportements ? Et créer des réflexes écologiques ?

M. B.-F. : Oui, elles sont importantes, comme le montre une récente étude consacrée à l’entreprise : le comportement vertueux de collègues peut avoir un impact positif sur les autres. Tous les lieux d’information jouent un rôle dans le partage des normes sociales, l’échange des connaissances, des compétences. Quant à créer des réflexes écologiques, ils sont les bienvenus. Dans certains milieux, le recyclage est devenu quasi pavlovien, on utilise des contenants réutilisables, le plastique à usage unique a pratiquement disparu.

Comment éviter que certains citoyens soient montrés du doigt ? Ou faut-il des tableaux d’honneur, jouer du risque réputationnel ?

M. B.-F. : On entend souvent dire : « Ça ne sert à rien de changer mes habitudes, ce sont les grosses entreprises qui polluent ». On dénonce entreprises, individus, gouvernement, alors qu’il faudrait valoriser les actions positives, les rendre visible, car ce sont elles qui motivent. Les tableaux d’honneur ont un rôle à jouer, à l’échelle aussi bien individuelle que collective. Mais, cela peut encourager la délation comme l’écoblanchiment.

Taxe et redistribution

Le défi écologique ne doit-il pas nous conduire à réfléchir à la question de ce qu’est faire société aujourd’hui ?

M. B.-F. : Il est l’occasion de repenser fondamentalement nos modes de vie, de production, de consommation, de travail. Un enjeu intimement lié à la transition écologique porte sur l’équité et l’égalité. Les émissions de carbone sont très inégalement réparties dans la population. Les inégalités économiques s’accompagnent d’inégalités écologiques.

Quels mécanismes ont permis de limiter le réchauffement climatique ?

M. B.-F. : Beaucoup d’exemples peuvent être cités, au niveau individuel ou collectif, comme les normes sociales et l’information des citoyens sur leur consommation d’électricité, comparée à celle de leurs voisins. Les politiques assorties mécanismes de compensation gagnent en acceptabilité et sont plus efficaces, par exemple une taxe carbone avec un mécanisme de redistribution.

Que faire pour que la préservation de l’eau devienne un enjeu partagé par tous ?

M. B.-F. : Les enjeux de l’eau comme la transition écologique  peuvent nous sembler lointains dans le temps, et dans d’autres pays que le nôtre. Or l’eau est une ressource partagée qui doit bénéficier à tous. Là aussi, il faut relier nos actions et leurs effets, et les rendre visibles.

Les règnes animal et végétal peuvent-ils nous instruire ?

M. B.-F. : Oui, tout à fait ! Il faut s’interroger sur la manière dont les ressources sont partagées entre les espèces. Dans la psychologie évolutionniste, on compare les humains à d’autres espèces animales, sur le plan de la coordination, de la coopération, du partage d’information…

[1]  ENS Paris Sciences Lettres.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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