Entretiens

Consommation : sous l’hypothèque de l’énergie

21/11/2022

Sur un marché qu’elle contribue à fragmenter, la crise énergétique peut favoriser la croissance verte. Mais pas à l’avantage de la France, si elle ne gagne pas en compétitivité. Entretien avec Philippe Goetzmann, consultant*.

La crise énergétique risque-t-elle de conduire certaines entreprises de l’agro-alimentaire ou d’autres PGC à délocaliser une partie de leur production ? Ou les plus grandes à décentraliser et à démassifier leur production, pour réduire les flux de transport ?

Philippe Goetzmann : Passé le pic de la crise, il est à peu près certain que nous entrerons dans une ère nouvelle, où l’énergie restera bien plus chère qu’avant. Cela va changer la construction des modèles économiques et, de la production au transport, la part de la valeur ajoutée constituée d’énergie. Chaque métier pourra réagir suivant le niveau et la localisation de l’impact. Ainsi, une production plus localisée pourra être avantagée si la hausse de l’énergie affecte avant tout le transport.

Cela devrait favoriser les marques locales, mais aussi les grands industriels qui choisiraient de multiplier les usines de proximité. Si c’est la production qui est plus lourdement touchée, nous pourrons voir un mouvement de délocalisation. Depuis quarante ans, nous avions en France une énergie peu chère. C’était un avantage compétitif, qui a en partie compensé le niveau des prélèvements obligatoires. Aujourd’hui, nous avons gardé les prélèvements et nous avons perdu cet avantage.

L’attitude de l’Allemagne dans le débat sur la taxonomie est d’ailleurs très claire : il ne s’agit pas de lutter contre le réchauffement climatique, mais d’éviter que ses concurrents soient avantagés par son refus du nucléaire. La situation montre de façon criante combien il faut en hypothèse travailler la compétitivité. Faute de quoi il est en effet possible que les délocalisations reprennent.

Creusement des inégalités

Des hausses de coûts du même ordre (énergie, matières premières) pesant sur les MDD et les marques, les premières, surtout dans les gammes premiers prix, connaissent une inflation plus forte que les secondes [1] : cela s’ajoutant à la déflation chronique des marques qui a prévalu entre 2013 et 2021, la gamme de prix qui s’offre au consommateur rétrécit. Mais s’en aperçoit-il ?

P. G. : En effet l’écart de prix entre les produits se réduit, mais dans un mouvement haussier général. La consommation réagit d’abord à la contrainte, et le pouvoir d’achat n’est pas élastique. Ce mouvement illustre l’effet Giffen [2], où les entrées de gammes, les plus inflationnistes, connaissent aussi les plus fortes croissances de volumes.

Dans le même temps, les écarts de prix entre enseigne s’accroissent. Va-t-on vers de nouvelles segmentations sociales de l’offre PGC ? Une différenciation croissante par zones de chalandise ?

P. G. : De fait, jamais les écarts de prix entre enseignes n’ont été si élevés. Cela tient à la capacité des catégories sociales à supporter l’inflation, mais aussi à celle des modèles économiques des commerçants à limiter leurs marges ou à durcir les négociations. Je dis depuis plusieurs années que nous vivons la fin du « tous sous le même toit ». L’inflation va accélérer le phénomène. En creusant les inégalités autour du prix, elle va amplifier la segmentation du commerce.

La contrainte énergétique va-t-elle accélérer la transition écologique des entreprises, ou au contraire peser sur les investissements nécessaires à la reconversion sobre des outils industriels ?

P. G. : C’est toute la question. Nous observons les deux mouvements. Bien sûr, il faut accélérer les investissements pour préserver les résultats à long terme. Mais le court terme peut ne pas y survivre. Cette crise peut être un vrai tournant. Il y aura les entreprises qui auront su ou simplement pu bouger leur modèle, et les autres.

Utilité de la “shrinkflation”

Peut-elle vraiment favoriser dans les rayons des innovations produits bas carbone ?

P. G. : Probablement, mais le vrai changement sera quand on fera payer le vrai coût du carbone au consommateur. C’est la seule façon efficace de bouger la consommation. Hélas, on en est loin, ainsi que l’État l’a montré en mettant en place divers boucliers qui nous éloignent de l’objectif.

Quel est l’importance réelle de la “shrinkflation”, ou réduction du grammage du produit au même prix ?

P. G. : C’est en fait un levier peu utilisé, et assez mal, facilement critiqué comme étant une arnaque du consommateur. Je crois que c’est pourtant un vrai levier, alors que nous mangeons et jetons trop. Nous consommons au-delà de l’utile. L’essentiel des grammages communs de la filière date de cinquante ans et plus. Réduire, même de peu, les portions, ne changerait rien au plaisir de la consommation, mais générerait une poche de valeur conséquente, à ventiler entre marges et baisses de prix.

Quelle sobriété supplémentaire attendre de consommateurs déjà contraints par l’inflation, voire hier déjà peu concernés par « l’abondance » ?

P. G. : Il serait bien sûr arrogant d’exiger de la sobriété de ceux qui ont peu de moyens. Il faut donc distinguer la satisfaction des besoins, qui doit rester, voire augmenter, et la consommation de ressources pour y parvenir. Le travail est à faire en amont, au niveau de l’État et des prélèvements, mais aussi au niveau des produits proposés, qui peuvent être plus sobres, plus simples mais pas moins bons, en passant par le « shrinkflation ».

Réduire le coût de la relation commerciale

Quelles actions communes industriels et distributeurs peuvent-ils engager pour contrôler la hausse des coûts et relever les défis de la crise énergétique ?

P. G. : Toute la filière doit réduire ses coûts. Industriels et distributeurs ont tout intérêt à travailler ensemble. Deux orientations se font jour. Tout d’abord, quels sont les coûts d’un acteur qui peuvent être réduits par des changements chez l’autre ? Ensuite, quels sont les coûts générés par la relation commerciale (marketing, logistique…) et comment les réduire ensemble ? Pour y parvenir, il va falloir sortir des relations de « négos » fondées uniquement sur le prix et le produit : passer d’une logique de confrontation à une logique de collaboration.

Alors que six des neuf « limites planétaires » [3] définies par les Nations unies seraient déjà dépassées, qui peut croire encore à une « croissance verte » en grande consommation ?

P. G. : J’y crois ! La décroissance n’est ni possible ni souhaitable. Il est impossible de demander aux populations de s’appauvrir. Il est impossible de demander aux entreprises d’investir pour les transitions et de réduire leurs marges en même temps.

En fait, il faut à nouveau distinguer la satisfaction des besoins de la façon de le faire. En biens durables non alimentaires, les pistes sont assez claires : avec les abonnements, la location, la seconde main, on développer l’usage des biens. Il est ainsi possible d’augmenter la satisfaction en réduisant la captation de ressources. C’est aussi possible en alimentaire. Il s’agit de se concentrer sur le bénéfice attendu, et de le dépolluer de tout ce qui n’y contribue pas. Entre simplification des recettes, réduction des portions, travail sur le gaspillage, il y a sans doute près de 20 % à capter. Comme il est probable que la démographie sera désormais stagnante, nous aurons le découplage entre volume et valeur.

* Philippegoetzmann.com.
[1] 14,5 % pour les MDD, 9,5 % pour les marques en octobre sur un an selon IRI, cf. Ilec.asso.fr/indices_et_conjoncture/19306/category.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bien_de_Giffen.       
[3] Changement climatique, intégrité de la biosphère (biodiversité), perturbation des cycles biochimiques de l’azote et du phosphore, modifications de l’occupation des sols, introduction de nouvelles entités dans l’environnement. (Le concept de limité planétaire, inventé en 2009 par un groupe international de scientifiques, est porté par l’ONU depuis 2012.)

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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