Entretiens

Commerçant et sentinelle

15/12/2022

L’inflation a commencé de contrarier les modes de consommation responsable et va s’installer dans les PGC, mais pour Dominique Schelcher la mobilisation de tous les acteurs de la chaîne, moyennant un accompagnement public approprié, peut faire pièce aux destructions de valeur qui menacent. Entretien avec Dominique Schelcher, président de Système U.

Votre livre Le bonheur est dans le près [1] est sorti le 3 mars dernier. Qu’est-ce qui avait motivé cet ouvrage ?

Dominique Schelcher : Une de mes premières motivations était sans doute de faire entendre la voix du commerçant que je suis, que je trouve trop souvent absente des débats. Sans que nous puissions être omniscients, nous sommes des sentinelles, à la croisée de multiples secteurs, envies, demandes, contradictions aussi… Dans nos magasins U, nous accueillons près d’un million et demi de personnes chaque jour ! Cela fait aussi beaucoup de bien de se poser, pour réfléchir à certains sujets de fond de notre profession et de notre société.

Si vous deviez en résumer le propos en quelques lignes, que diriez-vous ?

D. S. : Ce livre, très personnel, est un plaidoyer pour le commerce coopératif à visage humain tel que porté dans nos magasins U, prônant un commerce vecteur du vivre ensemble.

Quelques jours plus tôt avant la parution, la Russie envahissait l’Ukraine avec les conséquences que l’on sait. Quels chapitres ajouteriez-vous aujourd’hui ?

D. S. : À l’aune d’événements géopolitiques majeurs, la notion de souveraineté alimentaire se retrouve sans doute renforcée. J’évoquais déjà la nécessité d’une collaboration fructueuse pour toute la chaîne. Elle doit être trouvée malgré la période inflationniste.

Comment évolue le « panier U » depuis ?

D. S. : La descente en gamme est une réalité de la plupart des paniers. Dans une période de crise, l’attention des clients pour les étiquettes, qu’on le veuille ou non, est bien plus forte. Le panier U ne déroge pas à la règle. Il n’a pas sensiblement évolué en termes de valeur, mais il comporte peut-être un peu moins de produits, et moins de produits de grandes marques.

Sur les premiers prix : dans quelle mesure ceux de Système U peuvent-ils assumer l’aspiration au « mieux consommer » dont vous soulignez l’affirmation dans votre livre?

D. S. : L’aspiration au mieux consommer est réelle et partagée par l’immense majorité de la société. La conscience entre alimentation et santé progresse, par exemple. Mais tout le monde n’a pas les moyens de ses ambitions ! D’où la nécessité du libre choix et des premiers prix dans nos rayons. La consommation responsable est un chemin, et certainement pas une destination qu’on peut éternellement croire atteinte.

Déconsommation inévitable

L’inflation conduit en effet à consommer des produits de moins bonne qualité. Ne craignez-vous pas que, face à la hausse des dépenses contraintes, des arbitrages provisoires sur certains produits ne deviennent définitifs ? Jusqu’où iront-ils ?

D. S. : Nul ne peut dire jusqu’où les clients arbitreront, mais ce qui est sûr, qu’on l’admette ou non, c’est qu’ils arbitrent déjà ! Mais je veux croire que de certains choix les clients se détacheront. Il y a un gros nuage devant nous, qu’il nous faudra collectivement traverser du mieux possible. Cela veut dire faire des choix, les plus raisonnables possible, les assumer et faire preuve de créativité pour passer cette période chahutée. Nous n’aurons pas d’autre choix que de nous adapter. ’Pour des commerçants indépendants comme nous le sommes, c’est une évidence et une réalité du quotidien. La période du Covid nous l’a prouvé.

Sur un an, les prix à la consommation ont augmenté de 4,5 % en mars 2022, et de 6,5 % en octobre et novembre (Insee), mais ceux des PGC à dominante alimentaire de 12 % en novembre (IRI). Craignez-vous une aggravation ?

D. S. : L’inflation alimentaire est à deux chiffres et c’est une réalité qui risque de perdurer. Personne ne semble s’en rendre compte, mais c’est absolument majeur et dangereux pour toute la chaîne que nous formons : dans l’état actuel des choses, la déconsommation est inévitable. Il faut rappeler que près de la moitié des gens gagnent en France moins de 2 000 euros par mois environ ! Avoir un poste de dépense, en plus de tous les autres ! – qui augmente à deux chiffres n’est tout bonnement pas tenable. Les volumes commencent déjà à baisser, c’est une réalité malheureuse avec laquelle il nous faudra continuer de composer.

Sommes-nous selon vous au pic de l’inflation, compte tenu qu’indépendamment de la crise conjoncturelle, il y a une inflation sous-jacente de long terme liée à la transition écologique ?

D. S. : Compte tenu de ces éléments et des factures d’énergie ’2023 que l’on nous annonce, nous ne sommes clairement pas au pic de l’inflation, même si nous nous en rapprochons. Pour la première fois en Europe depuis dix-sept mois, l’inflation a reculé en novembre. C’est un signe qui semble indiquer que le pic général est atteint, car de nombreuses matières premières refluent. Par contre dans l’alimentaire le pic n’est pas atteint, mais va se heurter rapidement à la déconsommation. Encore une fois, nous avons quelques mois sans doute plus difficiles à passer, mais les choses retomberont. Nous aurons ensuite une inflation sans doute durable, qui restera dans le temps plus élevée qu’auparavant, mais les cycles économiques ont déjà connu des périodes d’inflation !

Qu’est-ce qu’un prix « juste » puisque le pouvoir d’achat varie avec le revenu ? Un prix d’offre ou de demande ? Ou un prix de promotion ?

D. S. : Un prix juste est un prix qui rémunère toute la chaîne, mais qui paraît aussi juste au consommateur en fonction de son portefeuille. Il y a donc une dimension d’offre, mais aussi de demande. Le prix de promotion peut paraître juste quand il est une vraie bonne affaire pour le client, qui est ainsi attiré par l’objet de la promotion, s’il est soutenable pour les autres acteurs, et ponctuel. C’est la nature même de l’idée de promotion.

Entre valeurs fortes et prix bas

Depuis que l’inflation est revenue au centre des préoccupations, que peuvent faire ensemble industriels et distributeurs pour assumer la transition « responsable » de la consommation, pour autant qu’elle suppose une valorisation de l’offre et du « consentement à payer », pour « changer par l’acte d’achat » comme vous l’écrivez [2] ?

D. S. : Malgré le contexte défavorable, la conscience de la nécessité de changer chez les gens est assez prégnante. Tous les panels le disent, et on constate dans les questions des clients en magasin une attention certaine sur les sujets de la provenance, de la durabilité, de la composition des produits… Le consentement à payer sera donc écorné, mais il l’est depuis toujours : qui a véritablement envie de tout payer plus cher à iso-budget ? Personne. Mais la prise de conscience, et notre stratégie chez U, est bien de trouver les voies et moyens de faire rimer nos « valeurs fortes » avec « prix bas ». Nous y arrivons, et nous avons besoin de continuer à trouver des partenaires engagés pour ce faire.

Devrait-on afficher un deuxième prix, informatif, tenant compte du coût environnemental des produits, pour que les consommateurs mesurent l’impact de leurs achats ?

D. S. : Rewe en Allemagne a conduit une expérimentation de ce type. L’éco-score ou d’autres indicateurs y travaillent également. Je pense que la meilleure information est celle que l’on peut comprendre. L’idée d’informer du coût global d’un produit, y compris pour l’environnement, est intéressante, mais les méthodes de calcul ne sont pas simples. On voit de nombreux effets de bord, avec le Nutri-Score par exemple. Il ne faudrait pas que les informations ainsi offertes ne collent pas aux usages de consommation. Au-delà de tous ces indicateurs, qui seront toujours contestés, je crois que la prise de conscience vient aussi d’une meilleure compréhension, et donc pour nous, industriels et distributeurs, d’une pédagogie auprès du consommateur. C’est bien sûr lui le juge de paix de toute la chaîne.

Sobriété et souveraineté

La quadruple crise, sanitaire, climatique, économique, géopolitique, annonce-t-elle la fin de l’abondance ? Allons-nous vers une économie de rationnement ?

D. S. : L’abondance n’est sans doute pas le mot qui qualifie le mieux la situation que vivent nos concitoyens. Mais la facilité d’accès à certaines matières premières sera sans doute en question dans les années qui arrivent. Concernant les énergies fossiles, c’est une évidence écrite de longue date ! S’agissant d’autres matières premières, notamment alimentaires, beaucoup de facteurs dont ceux que vous mentionnez compromettent l’idéal de circuits d’approvisionnement dont on n’a plus à se soucier. L’idée n’est pas forcément de s’orienter vers une économie de rationnement, mais plutôt vers une économie de l’antigaspi, plus respectueuse de l’environnement, peut-être un peu plus sobre et en tout cas plus souveraine, c’est-à-dire maîtrisée.

Une demande plus frugale va-t-elle aboutir à une réduction de l’offre en linéaire ?

D. S. : Notre stratégie chez U reste le libre choix. N’en demeure pas moins l’impératif de coller au plus près des besoins principaux de la majorité de nos clients. En cette période contrainte, ils n’attendent pas une offre inaccessible, pléthorique et illisible.

Deviendrons-nous tous végan ?

D. S. : Nous sommes assez loin de l’être en l’état actuel ! Ce qui est sûr, c’est que la végétalisation des assiettes est un sujet que Système U étudie avec grand intérêt.

Dans votre livre, vous semblez faire le pari que les « excès de la livraison à domicile » [3] (et leurs retombées environnementales) ne vont pas durer ; qu’est-ce qui vous porte à le penser ?

D. S. : La conscience sociale et environnementale progressant, le sens de se faire livrer un paquet de piles à travers la ville par camion est clairement questionné par bon nombre de personnes…

Goulet d’étranglement des coûts

Que change la hausse du coût de l’énergie dans vos relations avec vos fournisseurs ?

D. S. : La hausse du coût de l’énergie est une réalité dont nous avons conscience pour la subir nous-mêmes ! Dans notre coopérative, nos entrepôts, nos magasins, la facture va sensiblement augmenter. Nous ne doutons pas que cela impacte également nos fournisseurs, même si le guichet d’aides créé par le gouvernement permettra à plusieurs entreprises et secteurs d’y recourir, chance que nous n’avons pas. La transparence et la loyauté dans la négociation permettront sans doute de trouver des solutions. Mais la chose est entendue : des choix devront être opérés si la réalité économique n’est pas au rendez-vous.

Avez-vous répercuté la hausse des coûts énergétiques de vos fournisseurs dans vos prix d’achat renégociés cet été ?

D. S. : Les discussions avec nos fournisseurs ont été continues cette année afin de trouver des solutions face à leurs contraintes. Cela a presque toujours été le cas. Nous comptons persévérer dans cette voie.

Et les coûts liés à leurs investissements dans la transition écologique ?

D. S. : Chacun d’entre nous doit agir sur ce sujet et prendre sa part. Nous regrettons que ceux qui ne l’ont pas fait avant se réveillent en cette période. Le goulet d’étranglement se rétrécit et toutes les hausses, quelles que soient leurs origines, ne pourront raisonnablement pas être absorbées en même temps.

Comment allez-vous supporter la forte hausse du prix de l’électricité en 2023 ? Affectera-t-elle les prix des produits que vous commercialisez ? Y aura-t-il un impact différent pour les produits de grandes marques et les produits U ?

D. S. : Comme dit, les prix à la consommation ne risquent pas de baisser dans les prochains mois. Ces hausses affecteront aussi bien les PGC de marque que les produits MDD ! Les raisons sont multiples, la hausse de nos propres charges, non absorbable seulement dans le rognage de nos propres marges, en fait évidemment partie. La situation est identique chez vos adhérents j’imagine.

Risque de gaspillage massif

Craignez-vous une vague de faillites et fermetures en 2023 dans le secteur de la grande consommation, du fait des coûts de l’énergie, comme cela s’est produit pour Duralex ? En appelez-vous aux pouvoirs publics pour aider les entreprises les plus exposées ?

D. S. : J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer publiquement sur le sujet. Le risque pour la chaîne que nous formons est immense. Sans soutenabilité économique dans la production, comment maintenir des industries ? Dans la situation actuelle, je ne suis pas sûr que les choses soient tenables, mais le gouvernement s’est saisi du sujet.

S’il doit y avoir délestages et coupures, est-ce aux seules entreprises de les subir, au risque d’arrêts définitifs d’activités ? Des réductions de service de deux heures annoncées et ciblées sont-elles impensables pour les ménages ?

D. S. : Idem, j’ai déjà eu l’occasion de déplorer que notre chaîne ne soit pas considérée davantage comme un tout stratégique pour le pays. Dans l’alimentaire, avec des denrées périssables, les choses peuvent être précaires. L’opinion publique ne supporterait pas que nos choix énergétiques malheureux de ces derniers temps aboutissent in fine à un détestable gaspillage.

La filière laitière souffre de la crise climatique et de la sécheresse au point que certains éleveurs vendent des vaches, ou se lancent dans les céréales, plus rentables. Que préconisez-vous pour l’élevage ?

D. S. : La décapitalisation de nos cheptels est une réalité avec laquelle nous allons devoir composer, car quand une production cesse, elle ne ressuscite jamais. Une meilleure productivité et une logique de filière peuvent aider à passer certains caps. Ensuite, il nous faudra collectivement envisager des revalorisations significatives et des constructions malignes par des partenariats de long terme, pour assurer une certaine prévisibilité.

La crise énergétique aggrave-t-elle la menace sur notre souveraineté agricole et alimentaire ?

D. S. : Bien sûr ! Le décalage de compétitivité entre les entreprises couvertes ou non, entre pays dans l’UE ou hors UE, est inévitable sans mesure forte de nos gouvernants, à tous les échelons.

La « grande démission » a-t-elle touché Système U ?

D. S. : Absolument pas ! Des choix personnels post-Covid ont pu être opérés, après une période qui a chamboulé bien plus qu’on ne le croit nos salariés. Des difficultés de recrutement sont notables ici ou là, dans certains secteurs comme les métiers de bouche ou le traitement des données. C’est une réalité que l’industrie connaît bien mais qui reste marginale chez nous, de par l’ambiance familiale qui règne bien souvent en magasin. Nous avons toutefois besoin tous ensemble de préserver la valeur travail, aussi bien dans l’industrie que dans le commerce,

[1] https://www.uculture.fr/livres/le-bonheur-est-dans-le-pres-9782809844221.html         
[2] Le bonheur est dans le près, p. 118.
[3]  Op. cit. p.185.

Propos recueillis par Antoine Quentin

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