Entretiens

Changement de paradigme

07/10/2020

La prise de conscience a eu lieu. D’ici dix à quinze ans, toutes les entreprises, leurs marques et leur communication, se seront engagées dans une transformation de leur modèle, qui conditionne leur survie. C’est ce que commandent les enjeux environnementaux et sociétaux. Entretien avec Yann Hervé, consultant (www.futurdesmarques.fr), maître de conférences à Sup de Pub.

Selon vous, les entreprises ont-elles vraiment, et pratiquement, pris conscience du défi climatique et des enjeux environnementaux ? Vous indiquez dans votre livre[1] qu’en « deux ans les mentalités ont clairement évolué » …

Yann Hervé : Je le crois en effet. Cette problématique est portée par des dirigeants convaincus du rôle que peuvent jouer leurs entreprises dans le maintien des grands équilibres sociétaux, dans un contexte où le législateur et certains investisseurs poussent à un développement soutenable et au zéro carbone. La crise associée au réchauffement climatique a été très médiatisée depuis 2018 (rapport du GIEC, marches climat, Greta Thunberg, démission de Nicolas Hulot, feux de forêt en Amazonie, Australie, Californie…), au point de créer dans l’opinion une anxiété qu’a exacerbée la crise sanitaire. Cela a accentué le besoin des consommateurs d’être rassurés et de reconsidérer leurs actes d’achat : toujours à travers le prix, mais aussi en fonction de ce que la marque porte de valeurs et d’engagements. Nous avons assisté à une accélération de cette prise de conscience qui était l’apanage d’une minorité agissante. Elle touche aujourd’hui une majorité de Français.

Poser le cadre juridique et comptable des changements

Plus généralement, le « bien commun » et sa protection sont-ils maintenant un enjeu pour des entreprises longtemps préoccupées du court-terme, ou à quelles conditions peuvent-ils le devenir ?

Y. H. : Oui, c’est un enjeu, même s’il y a des disparités dans la manière dont les entreprises y répondent. Le bien commun est un concept large, créer des emplois de qualité et développer un management de proximité attentif au bien-être des salarié, c’est déjà contribuer au bien commun et au maintien des équilibres sociaux. Sur le plan environnemental, certaines entreprises sont sur la bonne trajectoire et n’ont pas attendu les crises récentes pour prendre la mesure du problème et renforcer leurs efforts. À l’image de la révolution digitale, la dimension durable va s’intégrer peu à peu de manière native au modèle économique de l’entreprise. Mais elles sont encore nombreuses à être dans une culture où la fin du mois prend le pas sur la fin du monde, et la triple crise, sanitaire, économique et sociale que nous traversons risque de freiner beaucoup de chefs d’entreprise dans leur volonté d’innover et de réinventer leurs modèles, d’autant que repenser la chaîne de valeur nécessite de lourds investissements. Le plan de relance proposé par le gouvernement est là pour faire que les entreprises continuent à investir, notamment autour des transitions vers la protection de l’environnement et globalement dans la manière de produire et distribuer. Nous avons besoin du législateur pour poser le cadre juridique, imposer ces changements par la loi et donner un coup de pouce aux entrepreneurs. Avoir des normes comptables communes sur le plan européen qui porteraient au bilan l’impact carbone des sociétés serait un grand pas pour l’homme et pour l’humanité. Nous y allons tout droit.

La « RSE » aurait-elle été un temps un rideau de fumée comme on l’en accuse ? Et aujourd’hui irrigue-t-elle vraiment toutes les strates de l’entreprise ?

Y. H. : La RSE a longtemps été considérée comme une manière de faire en sorte que rien ne change en profondeur. De plus elle ne concernait réellement que les entreprises de taille importante. Elle a pu être mal perçue car mal comprise par les managers opérationnels, considérée comme trop éloignée de la réalité des affaires sur laquelle on note généralement la performance d’une entreprise. Aujourd’hui, c’est l’inverse. L’expertise RSE est stratégique. C’est l’ensemble des composantes de l’entreprise (marketing, RH, finance, achats, logistique, etc.) qui doit s’appuyer sur la RSE pour faire chacune sa propre transformation et penser différemment son modèle d’affaires et de management. Le marketing des « 4 P » – produit, prix, place (distribution) et promotion –est mort. Aujourd’hui, si l’on veut définir une raison d’être de marque, il faut y ajouter « planète » et « humains ». C’est un changement de paradigme qui modifie radicalement la manière de penser un produit, sa distribution, sa place et son rôle sur le marché. Les entreprises et les marques, dans les dix à quinze ans qui viennent, vont toutes adopter cette nouvelle approche et repenser leur modèle économique, leur organisation, leur chaîne de valeur, leur R&D, afin de proposer des produits ou services qui répondent à un cahier des charges où la performance sera financière et durable. Leurs salariés seront les principaux relais de cette transformation à impact positif, qui représente également un formidable levier de fierté d’appartenance et de mobilisation.

Grandes marques, grands effets de levier

Mais revient-il aux entreprises et aux marques de changer le monde ? Et avec quels moyens ?

Y. H. : Le contexte ne leur laisse pas vraiment le choix. Le dilemme est simple : se transformer et contribuer plus fortement au bien commun, ou mourir. Les entreprises, les marques, sont consubstantielles au capitalisme, qui lui-même, doit se réformer et intégrer dans son modèle la limitation des ressources. Les entreprises doivent à leur échelle tout faire pour nous aider à réconcilier vision sociétale et économie de marché. La planète est unique et précieuse ; si certains tirent des plans sur une colonisation de Mars à horizon 2070, 2100, nous devons collectivement investir et innover afin que notre planète soit la plus viable possible. J’y vois une formidable opportunité de recréer de nouveaux contrats de confiance entre les marques et les consommateurs. Les baskets Veja ou « C’est qui le patron ? » montrent que c’est possible, même si cela demande une conviction forte et beaucoup d’audace. Ces initiatives doivent nous inspirer à faire mieux avec moins et jeter les bases d’une économie responsable et solidaire.

Vous écrivez que « les marques ont le pouvoir de créer un changement d’échelle important ». Est-ce leur prêter de l’influence, ou un effet de masse ?

Y. H. : Unilever et P&G détiennent à eux deux plus de huit cents marques dans les secteurs de l’alimentation et des biens de consommation courants, et sont en contact tous les jours avec des millions de consommateurs dans le monde. Quand ces groupes décident de s’engager à réduire les emballages, à recycler, à lutter contre le gaspillage alimentaire, à produire différemment en circularisant leurs modèles, à réduire leur impact carbone, oui l’effet de levier est colossal. Il reste certes beaucoup à faire, mais si chacun fait sa part, nous serons tous gagnants. De la même manière, si Apple ou Nike, qui ont une influence sur des millions de jeunes consommateurs avec lesquels elles entretiennent une relation de proximité, font de l’écologie le summum du “cool”, on gagne là aussi du temps pour changer les usages et les mentalités.

La récente mise en cause de certaines publicités à la télévision, au nombre des mesures de la Convention citoyenne, ne porte-t-elle pas à relativiser la légitimité des marques dans l’opinion publique ?

Y. H. : La crise de confiance entre les marques et les consommateurs ne date pas d’hier. Mensonges, manque de transparence, ignorance des normes environnementales, crises alimentaires et sanitaires, conditions de travail scandaleuses… Tout cela a créé un climat de suspicion qui rend inaudible ce que les marques pourraient avoir de bien à raconter. Oui la légitimité des marques est mise en cause, ce qui les inciterait même à rester dans leur pré carré commercial, sans trop en dire sur les actions qu’elles mènent, ou à ne plus prendre de risques.

Concernant la publicité et la convention citoyenne, le contexte est tendu. La crise du réchauffement climatique affecte toutes les décisions. Certaines ONG et militants écologistes interdiraient volontiers la publicité s’ils le pouvaient, car selon eux l’essence de la publicité est de pousser à la surconsommation. Leur position est cohérente avec leur vision du monde, je la comprends, mais faire table rase du modèle de consommation actuel est impossible. En revanche, être déterminé voire radical dans la volonté de le réformer, oui ! S’inscrire dans une vision de moyen et long terme, et décider que certains produits ou catégories de produits ne seront plus éligibles à une communication publicitaire qui passerait par les grands médias ne me semble pas déraisonnable, dans l’idée de mettre tout en œuvre pour freiner nos émissions de carbone et d’aller vers plus de circularité. Interdire la publicité d’une énergie polluante, pour un produit industriel non recyclable ou non circularisé, pour une marque qui refuserait le Nutri-Score ou tout autre élément de contrôle et de réassurance des consommateurs, ne me semble pas antinomique avec le projet de société qui est le nôtre. La réalité s’impose à tous. L’Ademe et l’ARPP font déjà un travail formidable de régulation et de vérification, je vous renvoie au dernier bilan de l’ARPP « Publicité et environnement »

Des PGC en première ligne

Pensez-vous qu’à l’imitation du Nutri-Score, une notation des produits sous l’aspect de la décarbonation serait susceptible d’intéresser les consommateurs et d’agir sur leur comportement d’achat ? Et un « emploi-score » fonction de la localisation de la production ?

Y. H. : Je suis pour la création de labels, de tiers de confiance qui aident le consommateur à y voir clair pour aller vers plus de consommation responsable. De là à tout « scorer », je ne sais pas. La question de l’étiquetage et des informations qui doivent figurer est cruciale mais complexe. C’est un vieux débat. Le digital peut jouer pleinement son rôle, permettre aux consommateurs de scanner eux-mêmes les produits et de prendre le temps d’en savoir plus sur la manière dont les produits sont fabriqués, leur composition et leur impact environnemental. La question qui se pose derrière est la mise en place d’un outil de mesure commun et du référentiel qui permet de classer les produits. Aujourd’hui plusieurs outils existent, avec des règles de notation différentes. Plus on saura mesurer de manière objective, plus il sera facile d’apporter aux consommateurs des réponses standardisées et pertinentes.

Les entreprises de produits de grande consommation (PGC) sont-elles plus exposées que d’autres à devoir justifier de leurs engagements environnementaux ?

Y. H. : De facto oui, car elles sont très présentes dans le quotidien des gens et pèsent lourd sur le plan économique, avec des impacts environnementaux importants à l’échelle de la France et de la planète. Beaucoup de PGC sont liés à des multinationales puissantes, ce sont des marques qui ont toujours énormément utilisé le marketing et la publicité pour se différencier et rester désirables, et souvent des marques assez anciennes, voire patrimoniales. Partant, les marques plus jeunes qui veulent se faire une place dans le linéaire ont bien compris l’avantage compétitif qu’elles pouvaient tirer d’un engament sociétal fort et lisible par le consommateur (origine de la matière première, de la production, prix juste, etc.). Une grande marque peut le faire aussi : j’ai en tête l’opération de sauvetage menée par la gamme de desserts lactés « Danone aux fruits d’ici » pour un stock de fraises gariguettes acheté avant la crise et non écoulé à cause du confinement ; elle a mis au point en un temps record une recette originale et solidaire avec le producteur, qui a pu compter sur la marque pour pérenniser son exploitation. Un bel exemple d’agilité et d’engagement.

Vous appelez à une convention des marques comme il y a eu une convention du climat en 2019. Quels en seraient l’intérêt, les motivations et les objectifs ?

Y. H. : Des états généraux de la communication sont prévus début 2021, sous la conduite de Mercedes Erra, présidente exécutive d’Havas, et de Franck Gervais, président de l’Union des marques et DG Europe du groupe Accor. La responsabilité de la filière publicité est sur la table, filière qui emploie en France 700 000 personnes, pèse plus de 50 milliards d’euros et représente 1,5 % du PIB. La production de films, d’imprimés, de supports digitaux et la question de leurs retombées sur l’environnement font déjà partie des transformations engagées par de nombreuses agences à la demande des annonceurs. C’est ensemble que nous devons trouver les solutions. Le sujet de l’éthique dans un contexte antipub reste aussi d’actualité. Ces états généraux font écho à l’idée de convention des marques que j’appelais de mes vœux. La communication, la publicité, les médias, sont des industries historiquement très contributives et engagées, par leurs clients annonceurs ou directement auprès d’associations et fondations qui œuvrent à rendre notre monde meilleur. Chacun entend prendre ses responsabilités, mais arrêtons de stigmatiser la pub, qui reste un moyen d’expression et de création formidable, et très utile pour promouvoir les bonnes pratiques.

[1] Stop au greenwashing – Comment les marques peuvent-elles nous aider à changer le monde ? , Maxima Laurent du Mesnil Éditeur, 2020.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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