Entretiens

Cap sur la formation hybride

16/10/2020

La crise sanitaire et la crise économique qui en est résultée ont accru les besoins en formation professionnelle dans toutes les tailles d’entreprises de la plupart des secteurs. Entretien avec Philippe Jourdan, responsable Master 2 Ingénieurs d’affaires, Paris Est Créteil, associé de Panel on the Web, Promise Consulting, Valérie Jourdan, présidente de Panel On The Web, Promise Consulting, et Jean-Claude Pacitto, université Paris Est Créteil.

Quels besoins de formation la crise sanitaire a-t-elle fait apparaître dans les entreprises ?

Philippe Jourdan : L’étude quantitative que nous avons menée, en partenariat avec l’université de Corse et l’IFG[1] en avril 2020, auprès d’un échantillon de quatre cents chefs d’entreprise français sur leurs besoins d’accompagnement et de formation pendant et après le confinement sanitaire, a révélé de fortes attentes en matière de formation[2]. Il faut toutefois distinguer ce qui relève de l’urgence à court terme de ce qui est ressenti comme un besoin, sinon révélé, tout au moins exacerbé par la crise. Le premier besoin, apparu dans les toutes premières semaines d’adoption du travail à distance, est logiquement celui de formation aux outils de visioconférence, outils collaboratifs, plateformes de partage, etc.

Le besoin actuel, porté par la certitude que les méthodes hybrides de travail, associant « distanciel » et « présentiel », sont amenées à durer, est de nature différente. Les dirigeants sont confrontés à deux défis : comment encadrer et motiver des équipes dans ce mode hybride ? Comment rassurer les clients, les fournisseurs, les salariés, toutes les parties prenantes de l’entreprise, dans un contexte d’incertitude généralisée ? Le besoin de formation sort grandi de la crise sanitaire, quelles que soient les tailles d’entreprises ou les secteurs d’activité. Il prime même le besoin de réorganisation : 80 % des chefs d’entreprise envisagent de renforcer l’effort de formation dès la sortie de crise, tirant les enseignements des carences relevées pendant le confinement.

Rencontrez-vous des attentes spécifiques dans l’univers des PGC ?

Jean-Claude Pacitto : Pas vraiment, sinon un besoin de disposer d’indicateurs fiables sur les perspectives de reprise de la consommation. À cet égard, on est assez démuni, tant est forte l’incertitude actuelle : le consommateur devient imprévisible, la consommation de rattrapage n’est pas nécessairement au rendez-vous, la hausse de l’épargne traduit une montée des inquiétudes, autant de signaux qu’il convient d’analyser pour anticiper une éventuelle reprise de la consommation, incertaine aujourd’hui.

Qu’est-ce que la banalisation du télétravail change pour la formation professionnelle tant du côté de l’offre que de celui de la demande (des entreprises et des salariés) ?

Valérie Jourdan : La généralisation du télétravail, ou plutôt son installation durable dans le monde du travail salarié, est une formidable opportunité pour développer de nouvelles méthodes d’apprentissage et de formation : les outils à distance permettront d’assurer des formations de salariés de différents pays en même temps. La modularité sera également plus forte : chacun pourra choisir son heure et son rythme de formation. L’hybridation des formations ouvre de grandes perspectives, plus grande encore lorsque la 5G permettra une fluidité totale des formats vidéo. En revanche, le télétravail pose de réelles questions sur l’organisation du temps de travail, la séparation entre vie professionnelle et vie privée, sans aborder les enjeux de santé et d’équilibre psychologique, lorsque le temps passé au travail et celui consacré à la vie familiale et sociale se confondent.

On entend beaucoup dire depuis quelques années que le « savoir-être » importe autant en entreprises que le « savoir-faire » ? Qu’est-ce que le télétravail y change ? 

J.-C. P. : Le travail à distance pose effectivement des questions sur les règles de savoir-être et de savoir-faire. Être salarié en entreprise c’est, quelle que soit la fonction, adopter une posture, jouer un rôle, et les règles sont différentes de celles du cercle familial. Comment les transposer lorsqu’on est salarié à domicile ? Respect des horaires, posture au travail, tenue vestimentaire, environnement de travail, codification des relations entre services, entre niveaux hiérarchiques : la confusion des genres peut être cocasse, mais pas seulement. Le travail à distance peut favoriser le besoin d’autonomie de certains, mais il peut inhiber ceux qui recherchent l’émulation de groupe. Certaines activités, qui participent de la valeur ajoutée du travail de bureau, sont difficiles à transposer à distance : l’échange informel, le coup de main ponctuel, l’info partagée, l’idée discutée près de la machine à café, ne négligeons pas l’importance de ces moments-là.

Savoir-faire, des trésors en péril

Y a-t-il particulièrement aujourd’hui, au vu des enjeux du plan de relance de l’économie, carence d’exécutants qualifiés, voire surplus de diplômés bac + 5 et plus dans les jeunes générations ?

P. J. : Oui dans une certaine mesure, mais à des degrés divers selon les secteurs. Le plan de relance se veut ambitieux sur la relocalisation de certaines activités industrielles. Mais certains savoir-faire ont tout simplement disparu ou sont en passe de disparaître. Dans le luxe, on parle de « mort silencieuse du geste artisanal » depuis plusieurs années, mort à laquelle certaines initiatives de la Maison Chanel tentent de s’opposer. L’Éducation nationale s’est parfois détournée de certaines formations, assurées en ordre dispersé par des chambres syndicales ou des grands groupes. Les métiers d’art demeurent des trésors en péril, même si la prise de conscience semble gagner du terrain. Ce qui est préoccupant, dans une optique de relance, c’est la disparition du savoir-faire local au profil du « made in ailleurs ».

Sous ce même critère (besoin de cadres diplômés ou d’exécutants), comment voyez-vous évoluer les fonctions commerciales, du sommet aux forces de vente de terrain ?

V. J. : Pour disposer demain de commerciaux performants sur les marchés internationaux, les entreprises françaises ont besoin de s’inscrire dans une double révolution culturelle. La première est une juste reconnaissance de la place éminente des commerciaux dans l’industrie, encore marquée par le complexe de supériorité de l’ingénieur. Imitons les États-Unis, où le talent commercial s’apprend dès le plus jeune âge. Combien de commerciaux dirigent de grandes entreprises en France ? Très peu, si nous comparons avec d’autres pays. La deuxième révolution, c’est d’apprendre à manager l’explosion des métiers où les tâches d’exécution et de direction se confondent (on parle de dirigeant-exécutants ou d’exécutant-dirigeants). Les commerciaux en sont un parfait exemple.

La formation professionnelle tend-elle à accentuer les différences parmi les salariés, entre les technophiles et les autres ?

P. J. : Elle a su faire évoluer son offre et proposer des formations adaptées à la transformation digitale des organisations. Pour autant, l’accélération des technologies est un défi. Il naît des centaines d’applications tous les mois. De nouveaux métiers voient le jour : “UX designer”, chef de projet digital, “SEM” ou “SEA manager” (référencement payant) “Search Engine Optimisation manager”, développeur Web, consultant CRM, “community manager”, “growth hacker” (activateur de croissance), expert en données, rédacteur web, et « développeur digital business ». Sans parler de la sophistication des langages de programmation et d’exploration des données. Difficile parfois pour la formation d’anticiper de tels changements, qui donnent le sentiment que l’écart se creuse entre les technophiles et les autres.

L’offre de formation professionnelle est-elle adaptée à tous les âges ?

J.-C. P. : Pas toujours, car notre culture reste dominée par le schéma où l’apprentissage précède l’exécution, la formation vient avant l’entrée dans le monde du travail. Certes, l’accent mis sur les formations en alternance a un peu fait bouger les lignes, mais elle s’adresse prioritairement aux plus jeunes, en âge d’être étudiants-salariés. La formation continue progresse trop peu, alors que le besoin de reconversion croît avec l’âge.

Confiance mutuelle

La demande de formation des salariés est-elle souvent motivée par le souci de quitter des fonctions en première ligne sur le front de la crise sanitaire (« les premiers de corvée ») pour d’autres plus protégée ?

V. J. : Non, à en juger aux demandes formulées jusqu’alors. En revanche, le travail à distance, possible pour les premiers de cordée, plus difficile pour les premiers de corvée, a dans certaines organisations creusé le fossé entre catégories de salariés. Cela peut expliquer l’empressement de certains dirigeants à imposer une part de présentiel à l’ensemble des cadres, afin de ne pas créer le sentiment que certaines catégories seraient moins exposées que d’autres.

À quelles conditions la formation professionnelle continue favorise-t-elle l’implication des salariés dans leur entreprise ?

J.-C. P. : Elle seule ne peut remplir ce rôle, mais en situant clairement le besoin de formation continue dans un bilan professionnel concerté entre l’entreprise et le salarié, et en anticipant une évolution de poste ou de carrière dès la formation envisagée, on restaure une confiance mutuelle entre les dirigeants et les salariés : les premiers n’ont pas le sentiment qu’ils financent une formation qui profitera à des concurrents en cas de débauchage, les seconds que le passage en formation est un signe avant-coureur d’une rupture du contrat de travail.

Le management des entreprises tel qu’il se pratique aujourd’hui doit-il évoluer pour que la formation professionnelle soit plus performante ?

V. J. : Oui, mais il a déjà évolué. Le besoin de formation s’inscrit désormais dans un continuum toute la vie active, et non plus comme un pis-aller en cas de périodes de chômage prolongé, même si cette image perdure. Le CPF, compte personnel de formation, y a fortement contribué.

Au-delà des primes ponctuelles, la crise sanitaire conduit-elle les chefs d’entreprise à mettre davantage en valeur leurs salariés ?

P. J. : Oui, selon les résultats de notre étude C’est d’abord ans leurs relations de proximité (salariés, clients, entourage et fournisseurs) que les entreprises françaises entrevoient et entendent construire leur salut : 69 % des chefs d’entreprise ont conscience d’avoir sollicité avant tout leurs salariés (58 % les clients de l’entreprise et 47 % leur entourage proche). Un des grands enseignements de la crise sanitaire est que les acteurs du premier cercle (salariés, clients, fournisseurs, entourage, y compris le cercle familial pour les plus petites entreprises) ne sont pas seulement des parties prenantes, mais des maillons essentiels de la survie. Ceux sur lesquels les chefs d’entreprise s’appuient en premier lieu. Lucides, les entrepreneurs français distinguent le soutien de court terme, celui de l’État, et l’appui de moyen et long terme, celui des salariés, clients et fournisseurs : les entreprises comptent avant tout sur la densité et la qualité de leurs interactions avec eux pour construire des réponses stratégiques et sortir de la crise économique conséquence de la crise sanitaire.

[1] IFG Executive Education, groupe Inseec U, https://www.ifgexecutive.com.
[2] Pilotes de l’étude : Promise Consulting Panel On The Web (http://www.promiseconsultinginc.com/), société de conseil et d’études marketing, et IFG.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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