Entretiens

RH

Vulnérabilités, enjeu de management

18/08/2025

Des blessures et de leur appréciation subjective : quand en entreprise la charge mentale personnelle et la professionnelle tendent à se confondre, la performance individuelle et collective peut en pâtir. Entretien avec Boutayna Burkel, spécialiste des organisations, fondatrice du cabinet The Helpr.

Vous parlez de « management des vulnérabilités » (du latin vulnus, « blessure ») : quel est pour vous le champ de ce concept ?

Boutayna Burkel : Le champ est dans le « potentiel », le « able ». Le concept représente une évaluation du potentiel de sous-performance. Par usage, il est souvent confondu avec fragilité. Nous investissons la différence dans notre livre¹ , car c’est dans cette faille que se loge le tabou. Vulnérable n’est pas fragile. La vulnérabilité est une évaluation d’une sous-performance subjective, alors que la fragilité est un symptôme d’une situation de difficulté. En entreprise se pose la question de la performance. Sommes-nous logés à la même enseigne ? Disposons-nous des conditions de travail nécessaires pour atteindre la performance individuelle et collective attendue par l’organisation ? Des questions peu posées, car l’employeur, s’il est soumis à l’obligation de santé et de sécurité du salarié, sous-estime les facteurs individuels et organisationnels qui altèrent cette santé et la sécurité. Il repousse cette question vers celle du respect réglementaire, plutôt qu’y voir un enjeu de performance et de production.

La santé mentale est grande cause nationale 2025 : quelle place, quelle importance attribuez-vous à la santé ou plutôt à la précarité mentale dans le champ des « vulnérabilités » en entreprise ?

B. B. : C’est un sujet complexe, car selon l’OMS la santé mentale repose aussi sur la santé sociale et les qualités relationnelles, avec les collègues par exemple. La santé mentale n’est pas l’absence de troubles cognitifs mais un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie (en l’occurrence professionnelle), de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté professionnelle, si l’on précise la définition de l’OMS dans le cadre professionnel. Mais la santé mentale peut se détériorer du fait de la charge mentale personnelle (aidance, parentalité, maladie chronique, etc.). Elle peut se détériorer aussi du fait de conditions de travail instables, de non-sécurité de l’emploi, de détérioration du lien social professionnel, de difficultés de communication ou de conflits avec le manager ou les collègues.

L’absentéisme, révélateur de fragilités

Les entreprises sont-elles aujourd’hui plus portées à se préoccuper de la santé mentale de leur personnel, autant qu’elles ont pu s’intéresser à leur santé physique ? L’enjeu est-il devenu plus pressant ?

B. B. : L’absentéisme est un indicateur objectif de la détérioration des fragilités des salariés. Il met en difficulté les capacités de production, le transfert de connaissances, la charge de travail du personnel. En 2024, 49 % des jeunes actifs se sont vu prescrire au moins un arrêt maladie. Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Traiter les causes, les racines de ces symptômes n’est pas seulement une question morale ou une demande sociétale, c’est un enjeu de productivité dans un environnement économique instable, volatile et fracturé.

Quels sont les signaux annonciateurs de « vulnérabilités » mentales qui doivent inciter les entreprises à agir ?

B. B. : Des changements radicaux de comportement, des absences répétées, de l’irritabilité, une expression émotionnelle forte et à répétition, compensation sur le travail avec des horaires lourds, une expression de la solitude répétée, sont des alertes ; nous décrivons longuement ces expressions de fragilité plutôt que de vulnérabilité. La vulnérabilité, elle, est une évaluation subjective de la personne concernée et de son entourage (manager, DRH, collègues) d’une possible sous-performance.

Est-il possible d’établir une cartographie des vulnérabilités au travail selon les métiers, les sexes, les âges, les compétences ?

B. B. : Oui. Nous avons repris les travaux du Cercle des Vulnérabilités et Société. Le  https://vulnerabilites-societe.fr/     Les vulnérabilités peuvent être de nature culturelle, physique, professionnelle...

Les vulnérabilités varient-elles avec les évolutions technologiques, la montée en compétence, la digitalisation, l’IA… ?

B. B. : L’environnement économique, politique, culturel, sectoriel, technologique, réglementaire affecte l’évaluation de la vulnérabilité. Cette évaluation est réalisée par l’individu concerné qui va intérioriser les obstacles à sa performance (une reconversion professionnelle pour un senior est considérée comme facteur de risque par les recruteurs, par exemple).

Solitude et santé mentale

Enjeu de santé publique, la solitude est-elle aussi un défi RH ?

B. B. : Oui, car ce sont l’organisation du travail et la culture qui construisent les conditions de sociabilisation (rituels, rencontres ad hoc, communauté professionnelle ou métier…). Un télétravail à cent pour cent, par exemple, sans rituels ni temps d’échange informels, ou sans temps d’analyse des signaux non verbaux, va rendre difficile la tâche d’identifier un regard fuyant, des larmes dans les yeux, une pression sur les épaules… Par écho, le retour au présentiel peut aussi mettre en difficulté les personnes qui ne se repèrent pas dans l’organisation, n’ont pas encore pu construire des liens amicaux avec les collègues, etc. La solitude est plus un défi organisationnel et culturel. Mais les responsables RH peuvent jouer un rôle d’alerte, car ils représentent la responsabilité de l’employeur en matière de santé et de sécurité des employés. Il est désormais admis que sans un lien relationnel entre collègues, la santé mentale des salariés peut être en difficulté.

Avez-vous spécialement repéré des formes de management toxique, créateur de vulnérabilités ?

B. B. : Je n’apprécie pas ce qualificatif. C’est la relation qui peut être dysfonctionnelle, la situation qui peut l’être aussi, l’organisation peut l’être en n’étant pas assez précise, ni soutenante ni soutenable. Mais un manager est avant tout une personne. S’il se comporte dans un cadre inadéquat, l’employeur a comme obligation de cadrer, de définir et d’ajuster les conditions managériales. N’oublions pas le cas du harcèlement institutionnel. 

Si une IA peut détecter à l’embauche les salariés susceptibles d’être vulnérables, faut-il craindre un risque de discrimination ?

B. B. : Oui, et je ne recommande pas l’utilisation de l’IA pour cela, et à ma connaissance le règlement européen du 13 juin 2024 « établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle »  l’interdit.

Peut-on transformer des vulnérabilités individuelles en atouts pour la performance collective ?

B. B. : Nous sommes tous vulnérables. La question est plutôt comment nous investissons la performance individuelle et collective sans stigmatiser ceux qui ne respectent pas la checklist de la performance individuelle, comment nous construisons les interdépendances nécessaires pour développer la performance organisationnelle. Nous développons des compétences quand nous expérimentons réellement nos vulnérabilités. Cette traversée expérientielle est riche en apprentissage, mais elle n’est pas visible ni « marketable » pour les candidats ou pour les employeurs. Cette incertitude et cette ambiguïté font la richesse paradoxale de la vulnérabilité : elle n’est pas déterministe.

Contrat psychologique 

Au-delà des procédures « qualité de vie et conditions de travail », intégrer la question de la vulnérabilité dans le modèle économique et l’organisation est-il un enjeu de « marque employeur » ?

B. B. : Sans aucun doute. Les salariés évaluent les bénéfices et les exemples de traitement au quotidien. Cela peut développer leur engagement, leur empathie, leur intérêt pour l’organisation, comme la détériorer quand le traitement est décevant. Quand un salarié voit qu’un collègue est équitablement traité, cela lui donne une « preuve morale » du contrat psychologique entre l’employeur et les salariés. L’état de l’art académique fournit différents exemples et nos clients aussi fournissent des entretiens et des verbatims qui confirment cette attention à l’équité de traitement des collègues, en cas de situation de vulnérabilité et de fragilité.

Hors les entretiens d’évaluation et de bilan, quels outils préconisez-vous ?

B. B. : Nous développons dans le livre la « roue de vulnérabilité » pour aider les managers à poser les questions adéquates, à prévenir les effets de maladresse ou de discrimination qui font qu’aujourd’hui ils évitent de traiter le sujet.

Vous préconisez une « approche systémique de la vulnérabilité ». Qu’entendez-vous par « systémique » ?

B. B. : Chacune des parties prenantes a un rôle à jouer pour construire un modèle économique et une organisation intégrés. Les tabous et les freins bureaucratiques ou économiques sont tels que nous avons besoin des efforts de chacun pour réussir à porter cette vision d’une vulnérabilité acceptée, comprise, prise en charge et intégrée à la performance, sans culte ni pression à la performance. Un équilibre délicat.

1. Manager les vulnérabilités en pratique, avec Charlotte Foruit-Klein, Dunod, 2025, shs.cairn.info/manager-les-vulnerabilites-en-pratique--9782100874736?lang=fr

Propos recueillis par Jean-Watin Augouard

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