Entretiens

“Purpose”, clé de voûte d’une stratégie de marque

22/04/2021

La raison d’être, définie par la loi Pacte, n’a de pertinence pour l’entreprise que si la prolonge une raison d’agir. Ces deux raisons font le “purpose”, qui concerne aussi bien la marque que l’entreprise. Entretien avec Matthieu Meheut, du cabinet Sevendots, qui accompagne les marques de grands groupes dans leurs stratégies de croissance (www.sevendots.com).

Concept anglo-saxon, le brand purpose est-il transposable à l’identique en France ?

Matthieu Meheut : Les travaux du Copenhagen Institute for Futures Studies distinguent trois étapes de l’évolution des sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale, en termes de consommation. La première, « société industrielle », est définie par une offre de produits destinés à nourrir, à se vêtir, à se laver. La seconde, “Dream Society”, fait apparaître, dans les années 1970, des produits et des marques chargées en émotion : les campagnes de Pepsi avec Michael Jackson, celles de Citroën par Jacques Séguela… À l’aube des années 2000, on entre dans la “Creative Man Society” où les consommateurs devenus consom’acteurs veulent des bénéfices sociétaux et des relations horizontales avec les industriels, collaborer à l’élaboration des marques. Ils ne veulent plus que leurs choix de consommation soient en contradiction avec leurs valeurs, leurs convictions sur la société. Si le concept est anglo-saxon, il rejoint celui de raison d’être, mais va plus loin car il porte sur l’agir. Il est tout à fait transposable à la France.

En quoi se distingue-t-il de la responsabilité sociale ?

M. M. : Celle-ci concerne l’amont, la manière de produire, avec l’objectif de minimiser les aspects négatifs. La notion de purpose porte sur la raison pour laquelle une marque agit pour améliorer le monde. Cette notion se distingue aussi de la philanthropie et de l’advocacy (« prise de position »), une entreprise ou une marque qui se fait porte-voix d’une cause. Ces quatre notions concernent des publics différents et ne sont pas nécessairement prises en charge par les mêmes personnes dans l’entreprise.

Différences d’objet et différences de publics

Une marque peut-elle avoir une raison d’être de la même manière qu’une entreprise ?

M. M. : Pour les entreprises de grande consommation, c’est la marque qui est directement en lien avec les consommateurs et qui crée la relation avec l’entreprise. Les enjeux de la marque et de l’entreprise y sont similaires, mais les publics auxquels ils s’adressent sont différents. D’un côté les citoyens consom’acteurs, de l’autre les parties prenantes : la communauté financière, les personnes que l’entreprise veut recruter…

À qui revient dans l’entreprise la mission de définir le “purpose” de la marque ? Le comex ? le marketing ?

M. M. : Le purpose de la marque s’inscrit dans sa stratégie, dont il devient la clé de voûte : c’est la responsabilité département marketing de le définir et de le piloter, sans le déléguer. Il donne une cohérence à la stratégie de la marque et idéalement tout doit en découler. Pour une marque, il est sa contribution positive à la société au-delà de sa propre activité. Il ne doit en aucun cas être confondu avec ni résumé par son slogan publicitaire.

Marque corporate, marque ombrelle, marque produit… : même purpose ? Revient-il au fondateur de poser dès l’origine de sa marque sa raison d’être ?

M. M. : Même combat, mais pas obligatoirement même purpose, dans la mesure où toutes les marques n’ont pas vocation à en afficher un, par exemple celles qui ne sont que dans le produit. Les architectures complexes à trois ou quatre niveaux obligent à faire des choix. Il faut analyser les motivations du fondateur. Il en va ainsi de Ben & Jerry’s, dont les fondateurs, Ben Cohen et Jerry Greenfield, ont conféré dès le départ une mission sociétale à leur marque de crème glacée. De même pour Isaac Carasso créateur du yaourt Danone en 1919, pour sauver les enfants de Barcelone de malnutrition. À l’époque, ce purpose était totalement en phase avec les attentes des consommateurs de la « société industrielle ». Aujourd’hui, les consommateurs de Danone attendent plus de la marque.

Quelles sont les preuves qu’une marque doit montrer pour que son purpose soit légitime ?

M. M. : Deux types d’approches se distinguent : l’incantation et l’action. Les consommateurs ne s’y trompent pas, ce qu’atteste la campagne 2017 retirée par Pepsi, mettant en scène Kendall Jenner face à des policiers, où la marque n’avait pas de légitimité [1]. En revanche l’opération « Venez vérifier » de Fleury Michon a remporté un franc succès, car les consommateurs ont pu juger sur pièce et sur place. Ariel communique sur le partage des tâches dans le couple, la bière Tecate veut lutter contre les violences conjugales au Mexique… La stratégie d’activation d’un purpose est au moins aussi importante que la définition. La marque doit mesurer l’évolution de la cause qu’elle souhaite défendre, son véritable impact, parallèlement aux mesures traditionnelles sur sa notoriété, l’évolution des ventes, la fidélité. Si les stratégies purpose ne sont évaluées qu’à l’aune du business, elles risquent d’être vite abandonnées, faute de résultats immédiats. Pour autant, à long terme elles ont des retombées pour la croissance de l’entreprise de manière indirecte, comme la fidélité des salariés et des consommateurs.

Le purpose va-t-il de soi quand il concerne une marque « familiale », « patronymique » ?

M. M. : Oui, car dans ce cas la marque est incarnée. Pour autant, il y a des marques familiales qui n’ont pas l’ambition de sortir de leur activité.

L’obstacle des résultats trimestriels

Le brand purpose sonnerait-il le glas du capitalisme financier?

M. M. : Il l’infléchit sans le supprimer. Paul Polman, alors PDG d’Unilever et président du World Business Council for Sustainable Development, déclarait en 2015, au lendemain du Business Climat Submit, que les entreprises ont un rôle clé à jouer. Ce n​‌’est pas seulement un argument moral, mais un moyen de générer de la croissance. Nous devons à nouveau changer notre façon de conduire les affaires. Il affirmait que la croissance économique et l’action sur le changement climatique ne sont pas être antagonistes. Il a prouvé chez Unilever qu’il est possible de générer de la croissance tout en réduisant ses effets sur l’environnement et en augmentant l’impact sociétal. Il montrait ainsi aux actionnaires et à la communauté financière qu’ils avaient tout intérêt à soutenir une telle entreprise pour protéger les actifs à long terme et la valeur de la marque. C’est malheureusement la vision à court terme, l’obligation de publier des résultats trimestriels et la quête de niveaux de rentabilité trop élevés qui peuvent entraver une telle ambition. Or les stratégies de purpose ne s’opposent pas à la rentabilité, comme le prouvent les performances d’Unilever.

D’un côté, pour 77 % des Français la disparition des marques ne serait pas un drame, d’un autre, les consommateurs attendent beaucoup des marques : un paradoxe ?

M. M. : C’est du déclaratif. Ceux qu’on nommait hier hard discounters ont progressivement accueilli des marques dans leurs linéaires. Une récente étude d’Edelman, menée dans douze pays auprès de douze mille consommateurs, a montré que 86 % des consommateurs considèrent les marques comme un filet de sécurité essentiel, notamment durant la crise du Covid, à la place des entités publiques qui auraient failli à leur mission. On observe un glissement de confiance mais aussi d’attentes en faveur des entités privées, qui ont été très réactives. Ce qui justifie et légitime pleinement leur purpose.

Comment échapper au risque d’un purpose washing ?

M. M. : Par des actions légitimes, conformes au territoire de la marque, concrètes et mesurables. Gillette, qui incarne depuis longtemps la « perfection au masculin », a voulu combattre les archétypes masculins en mettant en scène des enfants violents. La campagne a été rejetée, car jugée non légitime par rapport à son histoire.

Le brand purpose peut-il conduire les industriels à mieux négocier leurs tarifs avec la grande distribution lors des négociations commerciales ?

M. M. : Si le purpose a un coût, il a aussi une valeur. Son objectif est qu’une marque devienne une marque de choix. La position de l’industriel est renforcée par la valeur de sa marque et sa spécificité d’être non remplaçable sur son marché. Le distributeur ne peut faire l’impasse sur une marque qui a un purpose légitime, puissant, actif, et qui contribue à sa force.

[1] https://www.huffingtonpost.fr/2017/04/05/la-publicite-tres-black-lives-matter-de-kendall-jenner-pour-pe_a_22026441

Propos recueillis par J. W.-A.

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