Entretiens

Le travail à sa juste place

30/11/2022

D’un marché d’employeur, la conjoncture fait du marché de l’emploi un marché d’employé. L’organisation du travail peut s’en trouver avantageusement changée dans le sens d’une plus grande autonomie. Dans l’aptitude à anticiper et à conduire le changement de leur organisation se joue la pérennité des entreprises. Entretien avec Benoit Serre, DRH de L’Oréal France et vice-président délégué de l’ANDRH*.

Que vous inspirent les chiffres de la Dares sur les démissions [1] ? Est-ce une « grande démission » comparable à celle observée aux États-Unis ou ces chiffres indiquent-ils un phénomène propre au marché de l’emploi en France ?

Benoit Serre : La France n’est nullement confrontée à une « grande démission », pour plusieurs raisons dont celle de notre modèle de travail. Le CDI est très structurant pour la société, car il permet d’accéder à l’emprunt. Le marché du travail n’est donc pas fluide. Si nous ne sommes pas confrontés à une « grande démission » pour des raisons législatives, cela ne veut pas dire que les raisons qui conduisent les Américains à une telle « grande démission » n’existent pas en France. Elles se traduisent plus par un risque de grand désengagement, le quiet quitting (« démission silencieuse ») qui lui est comparable. Cela doit conduire à se demander pourquoi, dès que le marché du travail va mieux, la première réaction de certains salariés est de quitter leur entreprise.

Vous parlez d’une « révolution silencieuse » [2] qui « peut potentiellement miner le fonctionnement de l’entreprise de l’intérieur ». Quels sont ses signaux et en quoi peut-elle miner une entreprise ?

B. S. : Il en est plusieurs, dont le quiet quitting que je viens d’évoquer. Le deuxième signal est l’insatisfaction des salariés quand des entreprises ne semblent pas voir que le marché du travail a changé, ainsi que les attentes. Durant de longues années, on a regretté la lenteur du changement en entreprise, auquel les salariés étaient rétifs. Aujourd’hui, c’est l’inverse, les entreprises semblent changer lentement alors que les salariés souhaitent une évolution rapide dans l’organisation du travail. Ils attendent que l’entreprise prenne conscience des changements.

La crise du Covid cumulée à l’inflation, à la crise énergétique, environnementale, et géopolitique ne peut pas ne pas avoir de retombées sur les personnes et sur ce qu’elles attendent de l’entreprise : une réaction à la hauteur des enjeux. L’entreprise y a d’autant plus intérêt que le risque de fracture entre ce qu’elle propose et ce que les gens veulent est grand. Dans la mesure où le marché de l’emploi semble encore dynamique, ceux qui constateront demain que leur entreprise bouge moins vite que ce qu’ils espéraient la quitteront. Cela va amplifier le phénomène de démission chez ceux qui peuvent facilement retrouver un emploi. Quant aux autres, ils resteront dans leur entreprise à contrecœur. Le taux de désengagement interne montera. Si la récession, annoncée par les économistes, devait avoir lieu prochainement, la fracture serait encore plus profonde, sur fond de progression du chômage de masse.

Manager, fonction de moins en moins attractive

Les salariés ont-ils pour autant pris le pouvoir comme certains le prétendent, et si oui est-ce un phénomène générationnel ?

B. S. : Générationnel, non, conjoncturel. Nous sommes passés d’un marché d’employeur à un marché d’employé, car le marché de l’emploi est très actif, beaucoup d’emplois ont été créés et de nombreux employeurs cherche les mêmes personnes. Mais ce n’est pas un marché monolithique. Certains occupent des métiers de plus en plus rares et bénéficient d’un marché d’employé, mais ce n’est pas le cas de tout le monde.

Deuxième particularité, ce marché d’employé s’accompagne d’une évolution des critères qui engagent les gens à entrer dans telle ou telle entreprise. Hier, le critère de la rémunération était très dominant. Il demeure important, toujours en tête, mais il est concurrencé par deux autres : l’organisation du travail avec une plus grande liberté pour un meilleur équilibre de vie, et les engagements que l’entreprise affiche dans les domaines environnementaux et sociétaux. Les deux premiers critères ne sont pas générationnels, le dernier peut l’être.

Quelles transformations sont souhaitables pour l’entreprise ?

B. S. : Priorité : repenser l’organisation du travail en favorisant l’autonomie. Réduire le contrôle, le reporting… Former les managers pour exercer un management moins contrôlant et promouvant la subsidiarité. Enfin, réfléchir à un sujet qui va devenir majeur et qui porte sur la logique des organisations, pour en réduire la hiérarchisation. La fonction de manager est de moins en moins attractive et les modèles de rémunération sont très pyramidaux. La nouvelle génération n’est pas intéressée par la progression verticale mais par le travail en mode projet, en horizontal. La génération précédente conteste le fait qu’on reconnaisse financièrement le management et jamais l’expertise.

Enfin, poussées par les pouvoirs publics et la réglementation européenne, les entreprises tendent à privilégier le E – « environnementale » - de la RSE au détriment du S – « sociale ». Un rééquilibrage est nécessaire, en tenant compte du fait que c’est plus facile dans une entreprise qui dispose de moyens financiers. Or on constate une scission entre les grandes entreprises et les petites. Il revient à l’État de rétablir une certaine équité en aidant les petites entreprises quand les charges sont trop élevées (dispositifs pour partir à la retraite, par exemple). L’État doit aussi promouvoir le partage de la valeur, souvent difficile à mettre en œuvre dans les petites entreprises, car là aussi très coûteux.

Comment expliquer la faible attractivité de la fonction de manager ?

B. S. : Être manager, c’est être entre le marteau et l’enclume, c’est une activité chronophage, sans réels moyens, avec une reconnaissance faible. Cela enferme dans une logique de hiérarchie et de contrôle, quand celle de coopération semble devoir primer.

Employabilité, première responsabilité sociale

Observez-vous chez les salariés une demande plus grande de montée en compétence, de changement de poste ?

B. S. : On peut distinguer deux types de comportements selon la nature des métiers. Ceux qui peuvent passer d’un projet à un autre en mettant en œuvre des compétences différentes, et ceux qui, menacés par la transformation digitale, voient leur métier en perdition. Aussi, l’employabilité est la première responsabilité sociale de l’entreprise. Elle doit projeter les métiers en croissance, identifier les métiers en décroissance et accompagner vers davantage de formation et de compétence ceux dont les métiers sont en décroissance.

Quels seraient les métiers de demain ?

B. S. : Le Covid a fait exploser l’e-commerce et a accru la demande de métiers autour du digital. Les métiers de la relation client ont changé. De nouveaux métiers apparaissent chez les ingénieurs, les data scientists. En ce domaine la France n’est pas bien positionnée, faute de structures de formation initiale suffisantes. Les entreprises doivent donc former en interne, sans pour autant transformer tous les salariés en ingénieurs. Quant aux métiers de la transition écologique, je les attends toujours en termes de masse.

Le principe de subordination n’est-il pas contradictoire avec celui de la coopération qui semble une attente partagée par nombre de millenials ?

B. S. : Je soutiens pleinement l’analyse de l’avocate Emmanuelle Barbara, du cabinet Auguste Debouzy, qui estime que le principe de subordination a de moins en moins de sens face au principe de coopération. On ne peut pas d’un côté demander aux salariés de s’engager, de s’intéresser de plus en plus à l’avenir de l’entreprise par l’actionnariat salarié, la participation, de proposer un modèle de management fondé sur la volonté de collaborer, quand on conserve le principe de subordination. Il y a incohérence pour beaucoup de métiers entre le contrat de travail et le nouveau management, qui souhaite privilégier la coopération, la collaboration.

Instructif modèle militaire

Quels sont les leviers à la disposition des DRH pour favoriser cet « engagement » ?

B. S. : Longtemps l’entreprise a privilégié la qualité de vie au travail. Mais on a oublié de répondre à la question : pourquoi les gens travaillent ? La qualité du travail se reconnaît à trois critères : je sais ce que je fais, je sais pourquoi je le fais, en quoi c’est utile à l’entreprise, et j’ai les compétences pour faire ce que je fais. Ces leviers majeurs concernent le management, l’employabilité et la subsidiarité. Le rôle central du DRH est de mettre la bonne personne au bon endroit et au bon moment, en tenant compte de ces éléments.

Un nouveau rapport au travail se dessine-t-il autour d’un management moins hiérarchique ?

B. S. : Ce management doit être fondé sur le juste équilibre entre la hiérarchie et la subsidiarité. Le modèle de l’armée est instructif, car il propose cet équilibre : quand quelqu’un a une mission, jamais sa hiérarchie n’intervient dans l’exercice de cette mission. Dans les entreprises, le chef s’autorise à intervenir dans le champ de compétence du sous-chef, qui intervient dans celui du sous-sous-chef… Les gens ne sont jamais au clair dans leur champ de responsabilité.

Les entreprises devraient-elles interroger plus souvent leurs salariés pour savoir pourquoi ils restent chez elles ?

B. S. : Prenons les statistiques par l’approche inverse : ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les gens qui se forment mais ceux qui ne se forment pas. C’est au moment où la personne part que l’on commence à s’interroger sur les raisons de son départ, alors que tous les signaux faibles étaient présents avant, mais on ne les a pas vus ou on ne s’y est pas intéressé.

Le progrès par le temps long

Après trois ans de Covid et de télétravail, où en est l’esprit de communauté dans l’entreprise ? Demeure-t-elle une référence solide ?

B. S. : La crise du Covid a eu une vertu : pour la première fois depuis bien longtemps, le premier tiers de confiance dans les enquêtes est l’entreprise, alors qu’on s’en défiait un peu. Les entreprises ont besoin de travailler sur les perspectives qu’ils donnent aux salariés et qui concernent aussi bien la carrière, la formation… Or le modèle privilégie le court terme. Observons que dans les entreprises familiales qui privilégient le long terme, le turn-over est faible. Elles ont la force du temps : le temps de la stratégie, le temps de la réalisation, le temps de la perspective de création. Je retiens la théorie du physicien Étienne Klein, pour qui on parle trop d’innovation dans les entreprises et jamais de progrès. L’innovation, c’est l’amélioration du présent, le progrès c’est la construction du futur.

Le modèle hybride du télétravail est-il appelé à s’installer, et la semaine de cinq jours est-elle en question ?

B. S. : On ne reviendra pas en arrière et la liberté dans l’organisation du travail en est la conséquence. Les gens ont montré durant la crise du Covid qu’ils sont capables d’organiser leur temps de travail, alors qu’on prétendait que c’était impossible. Il faut maintenant étendre le modèle hybride au plus de métiers possible, ce qui conduira à une réorganisation des taches dans chaque métier.

Se posera également un jour la comptabilisation du temps de travail, dont la durée hebdomadaire, marqueur du progrès social en France mais qui aura de moins en moins de sens pour de plus en plus de gens. Aujourd’hui, certaines entreprises contrôlent leurs salariés en mesurant le nombre de clics par seconde, en plaçant une caméra, etc. Il revient aux pouvoirs publics et aux syndicats de se saisir de ce problème, pour prévenir le risque d’une société du travail hyper-surveillante.

“Ghosting”, chacun son tour !

Le “quiet quitting” est-il passager ?

B. S. : Il est conjoncturel, car le marché du travail est dynamique, mais il est aussi , comme le prouve une récente enquête de l’Ifop : le taux de personnes concernées est équivalent à celui de celles qui considèrent qu’il y a un écart entre leur engagement et leur rémunération. Durant les années 1980, quand on demandait aux gens la place du travail dans leur vie, 70 % en faisaient un élément central. Aujourd’hui, c’est 20 %  ! Le travail n’a pas disparu, mais les gens le mettent à sa juste place, et c’est un élément d’équilibre avec leur vie privée. Le quiet quitting n’est pas la volonté d’en faire le moins possible mais d’avoir une activité professionnelle, de bien faire son travail dans les délais impartis mais pas plus. Les règles de motivation doivent évoluer. La France est un pays qui privilégie encore le présentéisme.

Comment expliquez-vous chez certains candidats le “ghosting” – le fait, après avoir franchie une étape, de ne pas donner suite, sans explication ?

B. S. : J’ai deux manières de l’interpréter. La première est liée à la conjoncture : lorsqu’elle est favorable, les candidats peuvent choisir entre plusieurs offres. Mais n’oublions pas que bon nombre d’entreprises ont pratiqué elles-mêmes ce “ghosting” en ne répondant jamais aux sollicitations des candidats. Si l’on veut être cynique, c’est un juste retour des choses.

Quelles seront les fonctions et compétences nouvelles du DRH ?

B. S. : Les compétences portant sur la RSE, la dimension sociale, sont clés. Notre société étant très instable, le DRH doit toujours avoir le nez dehors, voir la trajectoire de transformation de la société, avant ses salariés et surtout avant sa direction générale pour l’alerter. Les questions portant sur la sensibilité à l’environnement, à la culture générale, sont fondamentales pour exercer ce métier, sans oublier les questions techniques. Sentir les signaux faibles, savoir les interpréter, les anticiper, singularise le DRH.

* https://www.andrh.fr.
[1] Entre fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau « historiquement haut » selon la Dares : 520 000 par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI.
[2] Entreprise & carrières, septembre 2022.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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