Transition agricole
Pour une diversification des cultures scientifiquement fondée
30/08/2024
En matière d’agriculture, les concepts se multiplient, de l’agriculture raisonnée à l’agroécologie. Comment l’agriculture régénératrice s’inscrit-elle dans ce débat sémantique ?
Michel Duru : À l’Inrae, nous avons produit plusieurs publications pour analyser ce qui est bien documenté dans la littérature scientifique. Il y a bien sûr l’agriculture conventionnelle, dont une voie de progrès est l’agriculture raisonnée, l’agriculture biologique, ainsi que l’agriculture de conservation des sols, également bien connue bien que son émergence soit encore assez récente en France et en Europe. La recherche ne s’est pas encore beaucoup saisie de l’agriculture régénératrice. Elle nous vient d’outre-Atlantique et je m’y intéresse depuis quatre ans. Ce sont surtout les entreprises de l’agro-industrie qui promeuvent ce concept. Avec d’autres chercheurs, nous avons commencé à la comparer aux autres formes d’agriculture.
Qu’est-ce qui distingue l’agriculture régénératrice ?
M. D. : Il y a une filiation entre l’agriculture régénératrice et l’agriculture de conservation des sols. Les trois piliers de celle-ci – une couverture permanente du sol, à savoir pas de sol nu, des rotations longues, et la réduction du travail du sol, c’est-à-dire l’absence de labour – sont systématiquement intégrées aux pratiques de l’agriculture régénératrice. S’y ajoute une dimension plus globale en ce qu’elle ambitionne de résoudre divers maux, notamment pour le climat avec la séquestration du carbone dans les sols. Par ailleurs, le terme « régénération » est plus ouvert que « conservation », qui peut paraître passéiste. Toutefois, il reste des des angles morts : dans l’agriculture de conservation des sols comme dans l’agriculture régénératrice, la question des pesticides est parfois un peu oubliée.
Nécessaire association des industriels dans les territoires
Certains soupçonnent l’agro-industrie de s’être emparée du concept pour le façonner à sa manière…
M. D. : Le chercheur argentin Pablo Tittonell¹ distingue trois acceptions de l’agriculture régénératrice : celle des pionniers agriculteurs qui peuvent la combiner avec le bio, celle des grandes firmes qu’il associe au greenwashing, et les intermédiaires. Pour ma part, j’ai commencé à travailler avec des entreprises comme Danone et Nestlé qui m’ont interrogé sur ces questions ; elles reprennent le concept et soutiennent des changements positifs chez les agriculteurs (réduction du travail du sol, ruches, bandes enherbées…). Mais il reste d’autres pratiques à mettre en œuvre pour une agriculture véritablement agroécologique réduisant drastiquement les intrants de synthèse, notamment les pesticides, par exemple le mélange des cultures (association de deux variétés de blé, une graminée et une légumineuse...), qui peuvent nécessiter de modifier des procédés industriels et donc compliquer leurs activités.
“Pour une agriculture du vivant” milite pour une mutualisation des pratiques dans ce sens…
M. D. : Je participe au conseil scientifique de PADV avec une dizaine de chercheurs qui ont contribué à la définition de l’indice de régénération pour évaluer l’état d’une parcelle et définir des trajectoires de progrès. En productions végétales, les indicateurs clés portent sur le degré de diversification des cultures (y compris les légumineuses) et l’importance de la biodiversité non cultivée, qui sont des leviers pour réduire les intrants de synthèse. Car la monoculture n’est pas adaptée à cela. D’ailleurs, en Belgique, une centaine d’agriculteurs et quatre industriels ont fait en sorte de pouvoir utiliser ensemble tous les produits issus de leur agriculture régénératrice, à savoir une dizaine de cultures (blé, féverole, lin, etc., année après année). Mais cette diversité de cultures n’a de sens que si toutes les productions sont valorisées : un industriel seul n’a généralement besoin que d’un ou deux types de plantes. C’est donc l’association d’industriels dans des territoires qui permettra cette diversification.
Fédérer des besoins agricoles différents
L’absence de référentiel, de contrôle ou de certification officiels ne limite-t-elle pas la portée du concept ?
M D. : Il faudrait en effet aller vers cela. L’indice de régénération va déjà dans ce sens : un indicateur chiffré déterminant le degré d’avancement d’une exploitation. Mais il n’est pas encore prévu d’en faire un label privé.
Au-delà de la préservation des sols, quels sont les atouts de l’agriculture régénératrice ?
M. D. : La régénération au sens large : des sols bien sûr, mais aussi de l’eau et de l’air. Pour les premiers, les trois principes de conservation permettent en outre de séquestrer du carbone. Cela ne résout pas tout. Reste la question des pesticides. Mais ici, la clé est encore dans la diversification. Quand on améliore la santé du sol, notamment par la séquestration de carbone au travers de couverts végétaux broyés ou couchés au sol, on peut réduire les fongicides ou les insecticides. Toutefois les herbicides, notamment le glyphosate, sont encore souvent considérés comme indispensables. Pousser plus loin la diversification des cultures, par exemple en introduisant du chanvre pour faire des fibres et du bio-béton, ou de la luzerne pour faire de la méthanisation, permettrait de les réduire voire de s’en passer. Mais pour cela il faut créer des filières qui ne soient pas d’intérêt agricole ou agroalimentaire. Cela nécessite des alliances d’industriels qui ont des besoins très différents.
Croyez-vous aux alternatives aux intrants chimiques ?
M. D. : Actuellement, on incite les agriculteurs à remplacer un intrant de synthèse nocif, s’il est utilisé en excès, par des produits de bio-contrôle. Ce n’est qu’un petit pas en avant, qui n’est souvent pas à la hauteur : cette substitution n’empêche pas les contournements que la nature oppose à la lutte contre les nuisibles – insectes, champignons, mauvaises herbes… Le principal levier est dans la diversification massive des plantes qu’on cultive. C’est complexe, cela représente un coût, c’est aussi une prise de risque. Mais il n’y a pas de réponse magique. Remplacer un produit dangereux par un produit non nocif n’est pas suffisant.
Diversification d’abord, technologies ensuite
La génétique est parfois présentée comme la solution d’avenir…
M. D. : Il ne faut pas opposer les mesures mais les additionner en bon ordre. La génétique seule ne va pas résoudre tous les problèmes. La stratégie est plutôt d’accompagner la diversification des cultures par les technologies : la génétique, mais aussi la robotique et le numérique. Actuellement, le choix fait implicitement par la France et l’Europe est la promotion de ces technologies. C’est une erreur. Il faut d’abord diversifier les cultures, restaurer la santé des sols et complexifier les paysages, et ensuite aller plus loin dans le changement et la réduction des impacts négatifs avec ces technologies.
Par ailleurs, faire de la génétique sur des plantes « biberonnées » d’intrants n’est pas la même chose que de le faire sur des plantes dans des milieux plus stressés. La génétique sur des plantes à bas niveaux d’intrants, associées dans le temps et dans l’espace, n’est pas celle utilisée en monoculture à niveaux élevés d’intrants de synthèse. Actuellement, la surface agricole française cultivée en espèces annuelles – donc hors prairies, cultures pérennes et forêts –, l’est pour moitié en blé. Nous sommes en situation de quasi-monoculture. Tant qu’on ne remettra pas en question cette aberration agronomique, on ne fera pas de progrès à la hauteur des enjeux pour le climat, la biodiversité et l’eau.
Donc, il n’y a pas de solution technique unique ?
M. D. : Encore une fois, la clé est dans la diversification. Il y a dix ans, j’aurais été moins catégorique, mais aujourd’hui les démonstrations scientifiques abondent dans ce sens. Nous en sommes à une pratique moyenne de deux cultures seulement. Et n’oublions pas les inter-cultures, les couverts végétaux, qui sont l’un des trois piliers de la conservation des sols. Pour cela, le choix des espèces qu’on laisse au sol entre deux cultures offre des marges de progrès considérables, pour améliorer la fertilité physique, chimique ou biologique. Cela nécessiterait un engagement fort du secteur des semences : la génétique n’est pas seulement la création de variétés pour des cultures de rente à vocation alimentaire.
170 milliards de coûts cachés faute de diversification
Quelle conséquence aurait la diversification sur la surface agricole ?
M. D. : La surface agricole se réduit malheureusement – on perd tous les dix ans l’équivalent d’un département en terre agricole. Si on remplace une partie du blé par des légumineuses, on produira plus au total. Pour des raisons d’économies d’échelle aisément compréhensibles, on a poussé à la spécialisation des exploitations et des régions. Cela réduit les coûts, jusqu’au consommateur. Sauf que les études des externalités négatives pour l’environnement et la santé montrent que pour un euro dépensé pour se nourrir, il faut presque un euro pour réparer la nature et notre santé : ce sont donc 170 milliards de coûts cachés pour la France. Tant qu’on ne les comptabilise pas, on peut conserver des systèmes extrêmement simplifiés qu’on n’améliore qu’à la marge, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux. La biodiversité est le fondement d’un système alimentaire sain et durable.
Comment l’élevage s’inscrit-il dans cette problématique ?
M. D. : Il nous faut consommer moins et mieux de protéines animales ; ce serait meilleur pour notre santé et pour l’environnement. La viande, essentiellement bovine, représente la moitié des gaz à effet de serre de notre assiette. Il ne s’agit pas de supprimer la viande, mais de réduire sa consommation. On libérerait ainsi beaucoup de terre. Sur vingt-sept millions d’hectares de surface agricole utile, l’élevage en utilise huit millions, sans compter onze millions d’hectares de prairies.
L’élevage bovin doit passer à l’herbe, ce qui signifie de réduire drastiquement la part des céréales : les vaches doivent manger des fourrages issus des prairies et non du blé ou du maïs. L’élevage des porcs et des volailles doit retrouver un lien au sol pour éviter les aliments « importés » du dehors de l’exploitation. Ici aussi, il y a des externalités négatives pour l’environnement. Nombre de scénarios scientifiques très sérieux montrent qu’il existe une voie médiane : non la suppression de l’élevage mais son redimensionnement à la baisse et sa redistribution géographique, conjointement à la réduction de la consommation de produits animaux.
Pour un élevage à l’herbe
Est-il possible de diminuer les émissions des élevages ?
M. D. : Cela permettra de gagner 10 à 15 % : comme les objectifs sont de diviser par deux les émissions de GES du système alimentaire, cette diminution ne suffira pas à les atteindre. Par ailleurs, on parle beaucoup du carbone, mais les excès d’azote qui proviennent essentiellement de l’élevage sont aussi sournois, ils génèrent des nitrates dans l’eau, de l’ammoniac et du protoxyde d’azote dans l’air. Les enjeux sont multiples, ce qu’ignorent les approches carbo-centrées. Un élevage réorienté et responsable a toute sa place ; il participerait aussi à limiter les crises de l’eau en réduisant l’irrigation nécessaire au maïs.
Les promoteurs de l’élevage font valoir de rôle bénéfique des pâturages dans la séquestration…
M. D. : L’élevage de ruminants doit se faire à l’herbe et abandonner les cultures annuelles, maïs ou soja. Les prairies permanentes, huit millions d’hectares, ont des stocks de carbone importants dans leur sol et il ne faut pas les labourer. Quant aux trois millions et demi de prairies temporaires installées durant quatre ans, au début elles séquestrent beaucoup de carbone, mais cet effet s’estompe jusqu’à leur retournement.
L’agriculture régénératrice est-elle viable économiquement, avec les investissements et surcoûts qu’elle suppose ?
M. D. : D’une part, il y a la prise de risque que l’agriculteur supporte. D’autre part, il y a le temps long de la transition : la plupart des sols français (hors prairies) sont dégradés et ont perdu de la matière organique donc du carbone. Pour les restaurer, cela prendra du temps. Il faudra des investissements, et il ne faut pas exclure des pertes éventuelles de rendement qui mériteront une compensation monétaire. Cette période de transition peut être longue, mais ensuite des systèmes régénérés ne présentent que des avantages. L’agriculture sera plus rentable, avec moins de coûts. Cela peut prendre cinq à dix ans pour restaurer un sol, il faut que les industriels s’allient pour utiliser cette diversité de cultures.
La meilleure adaptation au changement climatique
À long terme, cela restaurera-t-il la compétitivité de la ferme France ?
M. D. : Oui, reprenons les 170 milliards de coûts cachés de l’agriculture et de l’alimentation. La diversification est bénéfique pour la biodiversité, pour le climat, pour l’eau, mais aussi pour une meilleure qualité nutritionnelle des produits, sous réserve de traiter l’angle mort des pesticides.
Comment doit se faire l’adaptation des productions agricoles au changement climatique ?
M. D. : À partir du moment où l’on diversifie les cultures, on réduit les risques. Le risque est surtout pour les monocultures. Un sol régénéré augmente sa capacité à stocker de l’eau et à la restituer, car cela dépend de la matière organique présente dans le sol. C’est donc le moyen de s’adapter au changement climatique. Tous les acteurs du système alimentaire doivent se mobiliser pour cela.
Comment voyez-vous l’avenir ?
M. D. : En tant que chercheur, je suis optimiste, grâce aux progrès fulgurants accomplis dans les connaissances. En revanche, je suis pessimiste devant les politiques, qui sont à court terme, segmentées, voire contradictoires. L’agroécologie justement calibrée permet de traiter plusieurs problèmes en même temps. Mais il s’agit de changements qu’il faut accomplir dès maintenant, pour le temps long. Il nous faudrait un récit mobilisateur, de l’amont de l’agriculture à son aval en y incluant les consommateurs et les acteurs de la santé, avec un engagement des industriels pour soutenir la diversification à l’échelle locale.