Entretiens

Science et entreprises au risque de la défiance

04/12/2025

Dans leurs départements R&D se déploie la science appliquée : pour les entreprises, s’appuyer sur les avancées scientifiques entre dans l’équation de la performance. Parfois attaquées sur l’usage qu’elles en font, que peuvent-elles dire, quand la science elle-même est mise en question ? Entretien avec Grégoire Biasini, fondateur du cabinet de conseil Palomar*.

Dans votre essai, vous dites que la science est attaquée en France ; n’est-ce pas un peu excessif ?

Grégoire Biasini : Le constat de notre essai Quand la France se détourne de la science¹ est le développement d’un terreau de « déscience ». La science est attaquée à travers plusieurs phénomènes : les vérités alternatives bousculent la vérité scientifique, l’idée de progrès est contestée, de nombreuses recherches ou innovations suscitent de l’hostilité.

Ces phénomènes se constatent dans de multiples enquêtes d’opinion qui montrent que notre société est défiante, inquiète et émotive. Et la science est au cœur du diagnostic, avec une défiance croissante envers la science elle-même (en trente ans, le nombre de Français pensant qu’elle apporte plus de bien que de mal a été divisé par deux), un déploiement des croyances alternatives, notamment chez les jeunes, une détermination de moins en moins rationnelle de la compréhension des phénomènes scientifiques (un Français sur deux s’en remet davantage à son expérience personnelle pour avoir une opinion sur un sujet scientifique qu’à l’avis d’un expert de la question).

Certes, la France n’est pas dans la situation d’attaques officielles comme celles provoquées par l’administration Trump aux États-Unis, et nous avons retrouvé un livre de 2009, Unscientific America, qui dressait des constats alarmants sur le niveau de relégation du statut de la science aux États-Unis. Nous ne voulons pas que notre essai soit de même augure, et c’est pour cela que nous lançons ce signal d’alerte !

Outre la querelle des vaccins il y a cinq ans, dans quels domaines la défiance à l’endroit de la science vous a-t-elle paru récemment la plus manifeste ?

G. B. : Il est certain que l’hostilité envers les vaccins, fondée sur des allégations farfelues sur leurs supposés effets délétères, est l’une des manifestations les plus marquantes de la défiance envers la science. Avec des conséquences dramatiques, comme la résurgence de la mortalité infantile liée à la rougeole aux Etats-Unis. Le climato-scepticisme est bien entendu un autre exemple frappant aux États-Unis, puisqu’il est porté au plus haut niveau.

Pour rester en France, la polémique sur le déploiement des compteurs Linky était une autre situation marquante de développement de peurs sans fondement. Rappelons-nous également l’hostilité aux OGM, la violence du débat sur les nanotechnologies, interrompu de ce fait par la Commission nationale du débat public, etc.

Attention, nous ne disons pas que toute chose invoquée au nom de la science doit être aveuglément acceptée, mais notre constat est hélas très large : la défiance généralisée dans notre société atteint la science et cela met à mal l’acceptabilité de nombreux secteurs économiques, de leurs activités, de leurs projets comme de leurs innovations.

Cas d’école : vaccins ARN et produits OGM

Et dans quels secteurs surtout de l’activité sociale et économique ?

G. B. : Toute entreprise dont les activités ou les produits mettent en jeu des notions de risque sanitaire ou environnemental est concernée par cette situation. Le champ est donc très large. Cela concerne localement toute activité industrielle, autour des sites, ou les projets d’infrastructures, et bien entendu tous les secteurs de consommation grand public de produits alimentaires, cosmétiques, pharmaceutiques, technologiques, etc.

Le rejet de l’expertise scientifique serait-il plus marqué en France qu’ailleurs en Europe ou dans le monde ?

G. B. : Il y a en France un scepticisme, voire une suspicion, envers les institutions au sens large qui est tout à fait marqué, et en général, dans les enquêtes comparant les membres de l’OCDE, supérieur à la moyenne. L’expertise scientifique n’est pas toujours rejetée en tant que telle, mais elle est mise en concurrence avec l’expérience personnelle, l’avis du voisin, les croyances du groupe. Et dans le doute, ce sont ces dernières qui l’emportent. Nous citons une étude américaine (Kahan, 2015, Yale) qui a montré une corrélation, chez les sympathisants du parti conservateur, entre le niveau d’études et la mise en cause de l’origine humaine du réchauffement climatique : plus on a fait d’études, plus on le conteste ; dans ce cas, l’appartenance à un camp est devenue le principal moteur d’affirmation d’une croyance scientifique !

En France, le sondage Ifop sur les croyances des jeunes et la consommation de réseaux sociaux (Fondation Jean Jaurès, 2023)² montre la même influence de l’opinion politique : l’idée que les vaccins ARN-m détruisent les organes des enfants est adoptée par moins de 5 % des centristes mais par 48 % des sympathisants RN. Si la détermination religieuse était classique dans l’histoire des oppositions à la science, la polarisation politique est un phénomène récent, d’ampleur croissante.

Est-il observable, dans la France contemporaine, que des mouvements d’opinion aient effectivement entravé un progrès scientifique ou son déploiement ?

G. B. : L’exemple le plus frappant est sans doute celui des OGM. L’histoire des « faucheurs volontaires » commence en 1999 avec la destruction d’une serre d’essais (portant sur du riz) du CIRAD (Centre de coopération Internationale en recherche agronomique pour le développement). Leur motivation est citée par Antoine Bernard-Raymond (Les mobilisations autour des OGM en France, une histoire politique - 1987-2008, article paru aux presses de Sciences-Po) : « Quand la loi privilégie l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt général, (…) il ne reste plus en conscience aux citoyens que d’affronter cet état de non-droit pour rétablir la justice au risque des amendes et des peines de prison possibles. »

La science politique aurait de longs commentaires à faire sur cette affirmation, mais la conséquence est que des individus s’arrogent le droit de confisquer le débat et d’empêcher des recherches. Pour les OGM, la conséquence est bien connue : la recherche des fleurons français du secteur a quitté la France, les cultures sont réalisées à 91 % (en 2019) dans cinq pays (Brésil, Argentine, États-Unis, Canada, Inde).

Notre propos n’est pas de défendre les OGM, mais de nous alarmer que les recherches aient été empêchées et qu’aucun débat n’ait pu avoir lieu. Si les faucheurs voulaient éviter les risques des OGM (qu’aucune étude n’a démontrés), que pensent-ils du fait que nous les importons massivement sans avoir aucun bénéfice de leur développement ?

Sentiments de menace qui voilent l’appréhension des risques

Comment expliquez-vous la méfiance envers certaines innovations alimentaires, et y a-t-il un genre particulier d’innovations plus propre à la susciter ? Certaines entreprises s’appuient sur la science pour mener des projets environnementaux ambitieux, par exemple dans le domaine de l’agriculture régénérative, sans susciter de suspicion…

G. B. : La question de l’alimentation a un statut particulier, car l’imaginaire qui lui associé est fortement symbolique puisque nous ingérons, faisons pénétrer dans notre corps, des éléments extérieurs. Que l’on se préoccupe de ce qu’ils sont et comportent est légitime.

D’une façon générale, les opinions se construisent largement autour des représentations que l’on se fait des sujets. Il est logique qu’on retrouve autour de l’alimentation une méfiance vis-à-vis de tout ce qui paraît transformé et artificiel, ses méfaits étant constamment répétés dans les médias, et a contrario une confiance en ce qui est compris comme naturel.

Si les entreprises veulent espérer se faire entendre sur des sujets scientifiques, elles doivent prendre en considération ces représentations. C’est particulièrement vrai sous l’aspect du danger. Nous mentionnons une étude que nous avons menée avec Alain Mergier sur les évolutions du rapport au danger : en distinguant risque et menace, nous avons constaté que l’existence d’un sentiment de menace empêche, littéralement, d’entendre et donc a fortiori d’adhérer aux discours rationnels d’évaluation des risques. Ceux qui veulent expliquer doivent en tenir compte, trouver d’autres façons d’argumenter et de nouer une relation avec un public, pour espérer se faire entendre.

La science est également objet de croyances alors qu’à bien des égards elle les combat ; peut-on solder cette contradiction ?

G. B. : Je vois deux aspects principaux dans votre question.

Le premier concerne la complexité des sujets scientifiques, compte tenu du développement des connaissances : plus personne ne peut être expert de tout, comme pouvaient l’être les humanistes au XVIe siècle ; alors il faut bien s’en remettre à celui qui sait, mais c’est aujourd’hui plus une question de confiance que de croyance. Et nous montrons dans notre essai les problèmes qui résultent de la perte de confiance dans la science et les experts ; est-ce plus satisfaisant qu’un Français sur deux s’en remette davantage à sa propre expérience ou à l’avis d’un proche qu’à celui d’un expert scientifique ? Nous pensons que non.

Le second est la croyance en une forme de toute-puissance de la science. Nous la considérons tout aussi dangereuse que la défiance. Les savants fous sont souvent fous avant d’être savants. À cet égard, rien n’a changé depuis Rabelais, qui nous donne toujours, à travers Gargantua, une boussole : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Pour un exemple d’actualité, il faut soutenir avec force la volonté de régulation du numérique de l’Union européenne face à ceux qui plaident pour un champ de foire sans règles ni restrictions. C’est une question d’éthique, de régulation sociale, et aussi fondamentalement de souveraineté.

Le politique ne chercherait-il pas dans la science une légitimité qui l’a fui et d’où viendrait son impatience devant le scepticisme des populations ? La démocratie arbitre des opinions, pas des énoncés scientifiques…

G. B. : Nous plaidons pour que les décisions politiques puissent, lorsque cela est nécessaire, se fonder sur l’état des connaissances scientifiques. Il est parfaitement louable (et souhaitable) qu’un responsable politique s’appuie sur une expertise scientifique pour toute décision ayant des enjeux scientifiques.

La question est plus large, elle est celle de la légitimité des décisions publiques. Nous suggérons que la France se dote, comme l’a fait la Grande-Bretagne tant pour les médias que pour les décisions publiques, de capacités d’objectivation de l’état des connaissances, portant autant sur ce que l’on sait que sur ce que l’on ne sait pas. Les Britanniques ont créé une autorité qui réalise cette objectivation avec l’appui des universités, apportant un éclairage indispensable. Ce type de démarche nous semble incontournable pour pouvoir recréer de la confiance.

À quelles conditions la neutralité axiologique de la science peut-elle être garantie quand la science est convoquée dans le débat public ?

G. B. : Comme l’ont fait les Britanniques, il faut une nouvelle gouvernance, une meilleure objectivation des connaissances (et des doutes), et une clarté sur les intérêts en jeu. Aujourd’hui, le soupçon de conflit d’intérêts est un levier massif de discrédit, de mauvais doute, de mise en cause. Il est essentiel de le lever, pour éviter d’en arriver à des situations absurdes où une expertise n’est plus demandée au meilleur expert d’une question car il a nécessairement, y compris dans un travail académique, des liens avec une industrie, mais à un autre, moins expert mais sans ces liens...

Double visage de l’éco-anxiété

Les experts sont-ils toujours unanimes ? Dans le cas contraire, qui est légitime à les départager ?

G. B. : La science a toujours donné place au débat, y compris aux polémiques. La méthode scientifique elle-même, au cœur de la démarche de progrès des connaissances, emploie le doute et la controverse pour aboutir à une conclusion, qui pourra n’être que temporaire en attendant de nouveaux progrès des connaissances. Cette méthode scientifique est aujourd’hui retournée contre la science pour sacraliser le doute et empêcher le progrès. La construction d’un consensus scientifique permettant de valider une connaissance reste incontournable, mais elle est fragile face aux accusations péremptoires qui utilisent le registre émotionnel pour emporter l’opinion.

Le climato-scepticisme est en France très minoritaire, sans doute parce que tout un chacun a pu avoir une expérience du réchauffement. Ici l’opinion va dans le sens du récit scientifique ; « l’éco-anxiété » n’illustre-t-elle pas la grande légitimité de la science dans l’opinion ?

G. B. : Il est vrai que la France n’a pas atteint la situation des États-Unis, où la mise en question du réchauffement climatique est portée par le président Trump et son administration. Mais l’étude (vague 2022) de l’Observatoire international Climat et Opinion publique (EDF Ipsos)³ indique que 37 % des Français seraient qualifiés de climatosceptiques, dont 29 % considérant qu’il y a un changement climatique mais pas d’origine humaine (et 8 % pensant qu’il n’y a pas de réchauffement climatique). Sur les trente pays sondés, la France est le sixième pays dans lequel le doute sur l’origine humaine du changement climatique a le plus augmenté.

Quant à l’éco-anxiété, elle est à double tranchant : certes, elle s’appuie sur des constats qui relèvent d’études scientifiques, mais elle produit aussi des mouvements de refus d’innovations et de technologies qui alimentent la « déscience ».

L’opinion a tort (« en droit», disait Bachelard). Mais elle a toujours eu tort. Qu’est-ce qui a changé ?

G. B. : Les opinions occidentales sont inquiètes et très largement pessimistes. Le sentiment de déclin est particulièrement marqué en France. C’est un changement majeur au regard de la confiance dans le progrès et dans l’avenir qui a pu prévaloir, par exemple pendant les Trente Glorieuses.

En quoi les réseaux sociaux diffèrent-ils du Café du commerce dans la propagation des croyances et des défiances ? Seulement par le volume du bavardage ? (Le Café du commerce débattait d’enjeux communs à tous parce que la société d’hier était plus unitaire. Celle d’aujourd’hui est selon une expression en vogue « archipellisée » Les défiances seraient donc aussi diverses qu’il y a d’îlots, de repliements identitaires… ?)

G. B. : Les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la propagation des rumeurs et des vérités alternatives. Les algorithmes confortent les croyances installées en faisant monter les contenus qui les étayent. L’absence de régulation brouille les hiérarchies entre le sérieux et le clownesque, le validé et le perçu, plus largement le vrai et le faux.

Nous citons l’essai de Giuliano da Empoli les Ingénieurs du chaos (2019), qui montre comment les réseaux sociaux peuvent être utilisés à des fins de propagande et de construction de mouvements d’opinion. Ils offrent une caisse de résonance incroyable aux populismes dans toutes leurs formes, qui savent les utiliser en maniant les modes accusatoires, l’émotion, la suspicion.

Donc s’il y a des similitudes entre le Café du commerce et les réseaux sociaux, la différence de volume est massive !

Mesure et anticipation dans les allégations

Constatez-vous qu’il y a des entreprises plus sérieuses que d’autres dans le recours aux allégations scientifiques tendant à minimiser leurs externalités négatives ?

G. B. : Le marketing a tendance à pousser un peu loin les allégations… De nombreux exemples polémiques dans l’alimentation, la cosmétique ou la santé ont montré les précautions que les entreprises devraient prendre pour ne pas être accusées de “washing”, qu’il soit vert ou autre. Ces abus alimentent la défiance et donc la situation de « déscience ». Il est donc indispensable que les entreprises intègrent, dans la construction de leurs allégations, les risques de mise en cause qu’elles peuvent générer. Tout ne pouvant pas être dit sur une étiquette, c’est un dispositif global de réassurance qui doit être conçu, afin d’apporter la juste information, et ses éléments de preuve.

Mettons que la science a établi qu’à doses raisonnées un intrant n’est pas dangereux pour la santé humaine, mais qu’on sache par ailleurs qu’il a toujours des effets nocifs pour l’environnement, la biodiversité, etc.  : l’expertise scientifique peut-elle affirmer l’un et se taire sur l’autre ?

G. B. : Assurément non. Si nous plaidons pour l’objectivation des connaissances scientifiques sur tout sujet qui s’y prête, c’est pour clarifier les doutes réels ou supposés et permettre de prendre des décisions éclairées. Le dispositif d’information doit être global, mais il peut être adapté aux enjeux des publics, selon les types d’utilisation ou de contact qu’ils ont avec tel ou tel produit ou intrant, par exemple entre celui qui épand des phytosanitaires et le consommateur des pâtes alimentaires en bout de chaîne.

L’innocuité d’un intrant peut-elle être rigoureusement plaidée avec l’argument des seuils acceptables mais dans la négligence d’effets cocktails potentiels ? L’absence de preuve qui n’est pas la preuve de l’absence…

G. B. : Les mises en cause de la notion de dose et de seuil sont l’une des clés d’activation des craintes sanitaires. L’effet cocktail en fait partie, mais aussi les notions de faible dose ou d’effets de long terme. C’est toute la logique de Paracelse, liant dose et poison de façon linéaire, qui est mise en question. Peut-on alerter sur un risque potentiel non démontré ? Je crains qu’on ne s’en sorte plus si l’on spécule sur des risques non connus…

Cette question de la compréhension des risques est au cœur des mécanismes que nous décrivons dans notre essai : puisque le progrès des connaissances peut révéler des effets délétères de substances ou matériaux (amiante ou dioxine pour les crises sanitaires et environnementales les plus connues en France), comment rassurer ?

On voit bien qu’une acception radicale du principe de précaution peut annihiler toute volonté de développer des produits ou technologies, car il n’est pas toujours possible, tant s’en faut, de répondre avec certitude à la question de garantir l’absence de tout risque aujourd’hui méconnu. Comme vous dites, l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence.

Alors comment faire ? J’ai développé dans le cadre d’un programme de recherche, avec Alain Mergier, une méthode d’anticipation de l’acceptabilité et de construction du dialogue avec les parties prenantes qui permet, au cas par cas, de nouer une relation constructive avec les publics destinataires des produits ou innovations des entreprises, et apporte des pistes pour sortir de cette impasse. Au-delà des principes, il n’y a pas de recette générale, mais des approches au cas par cas.

L’éducation ou la communication scientifique peuvent-elles aider, auprès de tous les publics, à dépasser les biais cognitifs qui freinent l’acceptation des expertises scientifiques ?

G. B. : L’éducation scientifique est cruciale. L’innumérisme des enfants et des adultes en France est à un niveau préoccupant, dont témoignent les polémiques autour des scores PISA. Les biais cognitifs sont multiples et connus. Les réseaux sociaux les utilisent pour forcer les opinions ; notre recommandation à tout porteur d’explications scientifiques est de bien les identifier et d’en tenir compte dans ses arguments : c’est la meilleure façon de les dépasser.

La défiance envers la science peut-elle contrarier la capacité de la France à relever les défis alimentaires de sécurité, de durabilité, de nutrition ?

G. B. : Elle produit des effets lorsqu’elle nourrit l’hostilité aux projets ou aux innovations. Le rapport Draghi a montré que l’écart d’investissement dans l’innovation entre l’Europe et les États-Unis ou la Chine est au cœur de notre décrochage économique. S’il ne s’agit pas de s’en remettre aveuglément à toute science, on commence à mesurer les conséquences problématiques de cette défiance dans nos économies.

Clarifier aussi ce que l’on ne sait pas

Quelles pistes proposez-vous pour rétablir la confiance du public ? Quels rôles les scientifiques et les entreprises industrielles devraient-ils respectivement tenir pour rassurer les citoyens sur la sécurité des produits, alimentaires ou autres ?

G. B. : Pour éviter les risques de la « déscience », où plus personne ne sait qui croire ni que croire, il est urgent de réagir.

Premier aspect, l’enseignement scientifique doit être renforcé. Il faut une politique volontariste d’éducation, mais aussi d’information, afin de redonner le goût de la science. Le déficit de culture scientifique est une partie de l’explication du développement de la défiance envers la science.

Deuxième aspect, le niveau de doute et de défiance de notre société doit être pris en considération : là se trouve une grande partie du rôle des scientifiques. Il y a un enjeu majeur de gouvernance des décisions et d’objectivation des informations. Inspirons-nous des Britanniques, nous l’avons déjà évoqué, qui ont créé un référent pour les médias et un autre pour les décisions publiques. Leur rôle est de clarifier l’état des connaissances sur tout sujet scientifique, afin de donner à ceux qui informent comme à ceux qui décident une information objective et incontestable. Cette information concerne autant ce que l’on sait que ce que l’on ne sait pas, et elle crée les conditions d’une décision éclairée. Nous avons également mentionné la nécessité d’expliciter les intérêts pour lever les suspicions de conflits.

Enfin, à l’échelle des organisations dont les activités nécessitent d’interagir avec des parties prenantes, en particulier le grand public pour les entreprises industrielles ou de grande consommation, chacune doit revoir sa façon de construire ses arguments et de communiquer. Il faut mener un travail spécifique, qui repose sur la prise en compte des enjeux d’acceptabilité et des écarts de représentation, des croyances, des intérêts, de l’ensemble des biais dont nous avons parlé.

Les communications descendantes doivent être réévaluées, notamment sur les allégations. Dans un autre registre, il ne suffit pas de faire de la concertation sur un mode incantatoire, il faut un dialogue tenant compte des règles de construction de la confiance. Dans ce type de démarche, on mesure là encore qu’il est important de clarifier ce que l’on ne sait pas comme ce que l’on sait… Des méthodes innovantes existent, qui permettent de faire entendre une voix raisonnable, d’écarter les fantasmes des vérités alternatives, de renouer des liens de confiance.

Les entreprises doivent-elles et peuvent-elles mieux communiquer sur les bénéfices et les risques de leurs innovations ? Avec quel niveau de transparence ? Que leur recommandez-vous ?

G. B. : Les entreprises ont un rôle à jouer. Il fleur aut commencer par éviter les allégations abusives et contestables. Pour parler à leurs publics, elles doivent utiliser les nouveaux modes de construction de la confiance : comprendre que la verticalité de l’autorité, quelle qu’elle soit, ne fonctionne plus, et construire des relations de façon horizontale. C’est au moment de concevoir les projets et leurs arguments qu’il faut réaliser ce travail d’anticipation de l’acceptabilité, et de prise en compte des représentations et des biais de leurs publics.

C’est un processus plus complexe et plus long en amont des communications, mais il permet d’anticiper les risques d’oppositions et de trouver les moyens de les contenir. Le temps passé au début peut être largement rentabilisé par l’évitement du temps perdu ensuite, sans parler des traces indélébiles laissées par les polémiques !

L’acceptabilité, fonction de l’intérêt perçu

Les entreprises doivent-elles s’impliquer dans le débat scientifique ? Être un pont entre la recherche scientifique et la société ? Voyez-vous des exemples de bonnes pratiques où la collaboration entre scientifiques, entreprises et société civile a permis de lever les réticences et d’avancer sur des projets, environnementaux ou autres ?

G. B. : Les entreprises dont les activités ont des dimensions scientifiques sont de facto parties prenantes des débats de société autour de la science. Elles sont directement confrontées au soupçon d’une partie de l’opinion qui, en France, considère qu’elles défendent leurs intérêts avant tout, y compris au détriment de la santé ou de l’environnement s’il le faut. Cette hostilité recoupe d’ailleurs souvent dans cette partie de l’opinion une défiance plus large envers le capitalisme, les entreprises et les mécanismes de marché.

Ce qui est certain, c’est que l’acceptabilité tient directement à l’intérêt perçu de ce qui est proposé. Les OGM n’apportaient rien directement au consommateur, mais qui conteste l’utilité des téléphones portables ?

Lever les réticences des publics sur toute question impose de s’inscrire dans une démarche d’objectivation des connaissances, des bénéfices et limites de la proposition, de reconnaissance des doutes résiduels, de clarification des intérêts. Tout cela est souvent résumé sous le mot de transparence. C’est un concept confus, mais les mécanismes de défense des activités, des innovations et des projets doivent intégrer ces processus que nous avons mentionnés : c’est le prix pour lever le soupçon et réduire l’hostilité. Dans le long terme, ce que l’on met finalement sous le concept de développement durable ou de RSE, c’est une façon de renouer la confiance et de regagner l’adhésion des parties prenantes.

Le principe de précaution vous paraît-il devoir être revisité, reformulé ?

G. B. : Lorsqu’il a été constitutionnalisé, il était combattu par beaucoup de scientifiques au nom des risques de blocage et d’immobilisme dont on le craignait porteur. Force est de constater que ces craintes n’ont pas eu de traduction juridique, mais comment nier que ce principe nourrisse les doutes et la défiance ?

Il ne s’agit pas d’y renoncer, mais de créer les conditions d’une gouvernance des projets et des innovations qui ne permettent plus à leurs opposants, lorsque leurs raisons sont purement dogmatiques ou personnelles, de faire traîner en longueur leur adoption, au risque du renoncement de ceux qui les portent. Ce risque-là est bien réel, et il a des conséquences économiques et sociales reconnues (notamment par le rapport Draghi).

* Palomar aide les organisations à protéger leur réputation et à améliorer l’acceptabilité de leurs activités. Grégoire Biasini a créé la conférence « communication de crise » à Sciences-Po en 2004, et enseigné à HEC ou aux Arts et Métiers. 
1. Grégoire Biasini et Karine Berger,  Quand la France se détourne de la science, Odile Jacob 2025.
2. https://www.ifop.com/article/generation-tiktok-generation-toctoc-enquete-sur-la-mesinformation-des-jeunes-et-leur-rapport-a-la-science-et-au-paranormal-a-lheure-des-reseaux-sociaux/
3. https://www.ipsos.com/fr-fr/obscop-2022-fr   

Propos recueillis par François Ehrard

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