Entretiens

Communautés de consommateurs, pourquoi et comment

02/07/2020

Hier acteur d’un cercle intime, il est devenu avec la révolution digitale celui d’un cercle qui s’élargit au monde entier : et parce que ce consommateur attend d’être écouté, les marques qui veulent être plus attentives se donnent les moyens de l’être. Entretien avec Hakim Zemni, directeur général d’InSites Consulting Paris*

Peut-on quantifier l’importance des communautés de consommateurs en ligne ?

Hakim Zemni : Selon Esomar, fédération internationale qui réunit les instituts de recherche et d’études de marché, le marché des communautés représente près d’un milliard de dollars dans le monde dont 10 % en Europe. Si l’on considère que le taux de pénétration d’internet est de plus de 95 % pour la France, on peut raisonnablement dire que 90 % des internautes français sont membres d’au moins une communauté publique ou privée, telle que Facebook, Twitter, Whatsapp.

Le plus grand vivier ne serait-il pas encore la majorité silencieuse ?

H. Z. : Tout à fait. Déjà, il faut distinguer les communautés existantes, publiques, sur internet, telles que Facebook ou Instagram, et les communautés dites privées ou fermées comme celles que nous mettons en place pour nos clients. Si l’on observe le comportement du consommateur dans des communautés publiques, il apparaît que 90 % des membres ne participent pas activement mais sont observateur ; ils constituent la majorité silencieuse. Neuf pour cent des consommateurs réagissent et participent activement sur ces réseaux sociaux quand une discussion est lancée, et seulement 1 % partagent réellement, et peuvent être considérés comme créateurs ou consom’acteurs. Ce n’est pas parce qu’on est sur internet qu’on y partage son avis, contrairement à ce que l’on pensait il y a une dizaine d’années. À l’inverse, nos communautés privées sont tout sauf silencieuses. Nous invitons non seulement les « 1 % » et les « 9 %  » mais aussi les « 90 %  » à rompre le silence et s’impliquer dans nos discussions.

On parle de consom’acteur depuis 2001[1] ; qu’est-ce qui a changé depuis ?

H. Z. : Le consommateur a toujours voulu être acteur. C’est pourquoi le monde du marketing s’y est intéressé depuis les années cinquante. Au tournant des années 2000, la révolution digitale a radicalement changé les choses. Il y a trente ans, le consommateur partageait son opinion avec ses voisins, ses collègues et sa famille, sans que cela dépasse ce cercle. Aujourd’hui, l’heure est à la viralité, grâce aux outils digitaux et aux réseaux sociaux. Le besoin de communiquer, de partager un avis reste le même, il est universel, mais son impact ne touche plus quelques personnes mais des milliers, voire des millions, grâce à l’effet multiplicateur du digital. La communication n’est pas seulement plus rapide, elle touche des personnes qu’on ne connaît pas et son action est démultipliée. Elle donne aujourd’hui au consom’acteur une vraie puissance de changement.

Valideurs, créateurs et cocréateurs

Dans quels secteurs les communautés de consommateurs sont-elles les plus organisées et influentes ?

H. Z. : Il n’y a pas de secteur qui n’aurait pas d’avantages à organiser une communauté privée où les consommateurs peuvent réagir et discuter de leurs expériences, mais certaines industries sont plus impliquées que d’autres. Notamment les secteurs dont les produits sont achetés très fréquemment, tels que l’alimentaire, ou ceux dont les produits sont très technologiques et intègrent dès l’origine le consommateur au centre du produit. On voit également un intérêt fort des secteurs qui tournent autour de « l’expérience », comme les banques et les assurances, mais aussi les médias, les télécommunications, la mobilité et les parcs d’attractions.

Une typologie se dessine-t-elle qui distinguerait les « accros », les « impliqués », les « intéressés », des « touristes » ?

H. Z. : Avec InSites Consulting, étant spécialiste des communautés consommatrices depuis plus de dix ans, nous avons conçu une typologie basée sur trois catégories : la première est la catégorie de participants qui « valide », elle regroupe des consommateurs qui aiment réagir à une idée pour dire si elle est bonne ou non et comment ils vont l’utiliser dans leur vie quotidienne. Ils n’ont pas une grande imagination, mais ils savent très bien ce qu’ils veulent (et ce qu’ils ne veulent pas, surtout). La deuxième catégorie est celle qui crée, les consommateurs qui ont des idées nouvelles, qui ont beaucoup d’imagination, et qui apportent des solutions concrètes à la communauté. La troisième catégorie est l’entre-deux : les « curators » ou cocréateurs, ceux qui vont adapter, ajouter, ajuster les idées et enrichir les opinions des autres. Le mix de ces trois types de consommateurs, « valideurs », « créateurs » et « cocréateurs », est le mix idéal pour avoir une communauté riche en discussion et en retours.

Intéressants et intéressés

Les communautés varient-elles en intensité et en nombre pour une même marque selon les pays ? Et selon la catégorie de la marque (technologique, alimentaire, luxe, service…) ?

H. Z. : Non, pas du tout. Par nos expériences menées dans le monde entier, nous constatons que l’intensité ne dépend pas des pays mais surtout des catégories et des marques. Certains secteurs comme les assurances ont du mal à recruter des passionnés, mais pour autant il y a des sujets dans l’univers des assurances qui peuvent intéresser et passionner aussi, comme l’économie, l’épargne ou l’innovation. Pour éviter ce manque d’intensité lié à un intérêt faible pour une marque ou une catégorie, nous invitons des personnes intéressantes et intéressées dans nos communautés. Les intéressants sont le groupe cible de la marque. Les intéressés sont les passionnés par la marque ou par le secteur : ceux qui ont un avis sur le sujet et le partagent déjà en ligne. Par le mix des deux profils, une communauté devient plus interactive et par conséquent plus impliquée.  

Comment juger de la pertinence et de la légitimité de leurs messages ?

H. Z. : Il y a plusieurs indicateurs de la qualité d’un répondant, l’indicateur principal étant la richesse et la rapidité de sa réponse. Nous n’attendons pas un seul « oui » ou « non ». Nous demandons à nos participants de réagir de manière détaillée et de décrire pourquoi ils répondent oui ou non. Nos activités dans la communauté sont rédigées de telle façon qu’elles appellent à la réflexion et au sens du détail. Sur la plateforme, le modérateur joue aussi un rôle clé pour filtrer la richesse et la diversité des réponses. C’est le modérateur qui va animer et gérer l’interactivité de la communauté, afin d’avoir des réponses pertinentes et légitimes à tout moment.

Consommateurs confinés et marques en mode pause

La crise sanitaire a-t-elle été l’occasion d’un infléchissement de leurs attentes ?

H. Z. : Oui. Nous avons d’abord observé une plus grande intensité dans leur activité sur nos plateformes, par la rapidité mais également par la richesse de leurs réponses. Nous avons pu observer des communautés très actives pendant le confinement, avec malheureusement des marques pas aussi disponibles pour les interroger, sur cette crise et l’expérience du confinement. Beaucoup trop de marques se sont mises en mode pause, alors que le consommateur ne l’était pas. Le consommateur avait bel et bien des attentes et des besoins spécifiques liés à cette période inédite, malheureusement peu de marques ont su y répondre, c’est bien dommage.

Quelles étaient ces attentes ?

H. Z. : Le consommateur a d’abord eu besoin d’être rassuré, car il ne l’était pas du tout, ou pas assez, par le gouvernement. Il avait besoin d’être sûr des produits qu’il utilisait. Durant le confinement beaucoup de personnes ont adapté leur comportement d’achat : on a tous vu la ruée sur le papier toilette, mais on a pu constater aussi une hausse des ventes de brosses à dents électriques, d’aspirateurs ou d’autres produits liés à l’hygiène. La crise sanitaire y oblige : il faut être sain et hygiénique. En second lieu, les consommateurs ont eu besoin de marques compréhensives qui s’adressent à des citoyens qui ont vécu des moments pénibles, sur le plan physique et mental.

Une question clé est souvent revenue dans nos communautés : comment une marque peut-elle m’aider à vivre ma vie de confiné de manière plus agréable, divertissante ? Quel est le rôle de cette marque, de ce produit dans ma vie quotidienne, pour la rendre plus positive ? Ensuite, le réflexe économique et financier a aussi joué, dans la mesure où les gens ont craint pour leur emploi, leur salaire, leur pouvoir d’achat. Ils ont donc cherché des prix bas, des promotions et des offres spéciales, plus que d’habitude.  Nous avons également observé des attentes sur le plan de l’authenticité, de l’éthique, de la durabilité des produits, et de la responsabilité. En ces temps inédits, il semble que la marque responsable soit la marque gagnante.

Existe-t-il des entreprises ayant constitué des modèles de communautés qui peuvent servir de cas d’école ?

H. Z. : Citons Danone, qui a créé il y a quatre ans la communauté « le monde du yaourt », où il aborde aussi bien des questions tactiques (couleur d’un nouveau logo, nom d’un nouveau produit…) que stratégiques (responsabilité d’une marque, durabilité…). Dans cette communauté (privée) cent cinquante consommateurs venant de toute la France partagent leurs avis et expriment leurs besoins de manière continue. Danone et plus précisément l’équipe marketing des produits laitiers sont toujours à leur écoute.

Modérateur incarné

La crise sanitaire a révélé l’importance du “présentiel”, qui a manqué durant deux mois à tous ceux qui travaillaient à distance. Comment mettre de l’humain dans le digital ?

H. Z. : C’est une question très importante, dans notre vision les outils automatisés et technologiques doivent toujours être accompagnés d’une présence humaine. Nous proposons donc des solutions hybrides entre le digital et l’humain : au final, la technologie ne change pas la vie ; les êtres humains, oui. Tout commence par le modérateur, dont le rôle est clé pour mettre de l’humain sur nos plateformes, pour bien connaître la culture locale et pour être le porte-parole de la communauté. Les participants ont besoin d’un vrai visage, et le modérateur en est l’incarnation.

Une autre manière d’humaniser le digital est de proposer aux communautés de participer à des activités ethnographiques où l’on demande aux participants de partager des photos ou des vidéos sur leur vie réelle. Nous proposons également le programme “Consumer connect”, qui donne à nos clients, les marques, la possibilité d’entrer en contact directement avec leurs consommateurs, lors de discussions en ligne par téléconférence. Et nous organisons des sessions face à face, avec des consommateurs de la communauté qui vont rejoindre les équipes marketing lors de réunions physiques dans les bureaux de l’entreprise.

Les marques sont-elles toutes appelées à avoir des communautés de consommateurs ?

H. Z. : Oui, bien sûr, mais certaine et prioritaires. Le confinement a prouvé que la connexion digitale peut jouer un rôle important pour relier les humains. Bien que le virtuel ne remplace jamais le physique, les marques doivent comprendre le consommateur de manière interactive, flexible, structurelle et continue. La communauté en ligne est un agent accélérateur pour cette ambition. Dans beaucoup de pays voisins, c’est le standard, la France a du retard.

* InSites Consulting Paris.

[1] Cf. Thierry Maillet, Génération participation, Eyrolles.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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