Entretiens

La décarbonation, une affaire de données

27/02/2023

Les outils au service du bilan carbone des entreprises leur permettent de couvrir l’ensemble des impacts climatiques liés à leur activité, et de s’inscrire dans une économie intelligente de la réduction globale des émissions. Entretien avec Renaud Bettin, VP Climate Action chez Sweep.

Qu’entend-on par « se décarboner » ? Qu’est-ce qu’un « bilan carbone »? 

Renaud Bettin : Se décarboner signifie se sevrer des énergies fossiles. Le bilan carbone est la méthode de mesure des émissions, de l’impact sur le climat, d’une organisation. Il doit avant tout servir à mesurer le niveau de dépendance d’une entreprise aux énergies fossiles. Le bilan carbone favorise la résilience dans un monde en transition énergétique. Transition qui génère des risques pour l’activité économique. Dit autrement, le bilan carbone sert à limiter les risques et à saisir les opportunités de la transition vers une économie bas carbone.

Qu’est-ce que la « neutralité carbone » ?

R. B. : La neutralité carbone est l’état d’équilibre entre émissions carbonées et absorption par les puits carbone à l’échelle de la planète ou d’un pays. Pour atteindre la neutralité carbone globale nous devons diviser par 2,5 les émissions liées à la combustion d’énergies fossiles, multiplier par 2 la capacité des puits à capter et à stocker du carbone, et ramener à zéro la déforestation. 

La décarbonation passe-t-elle prioritairement par l’énergie ?

R. B. : Oui, l’énergie est la clé. Derrière chaque produit, chaque mouvement, chaque activité, il y a de l’énergie, et à 80 % elle est d’origine fossile. Pour décarboner l’économie, il faut électrifier massivement les usages avec une électricité bas carbone, issue du nucléaire ou de sources renouvelables. En France, d’un point de vue purement climatique, remplacer une électricité d’origine nucléaire par du renouvelable ne réduit pas les émissions.

L’objectif « zéro carbone » est-il un leurre ?

R. B. : Il est un leurre à l’échelle de l’entreprise ou d’un produit. Tout simplement car rien n’émet « zéro carbone », même en « compensant » les émissions. Communiquer avec un tel message participe de la désinformation et ne nous aide pas à nous mettre sur de bons rails pour relever le défi climatique. On peut seulement parler de « neutralité carbone » ou de « net zéro « à l’échelle de la planète ou d’un territoire. 

Une nouvelle donne pour la relation client-fournisseur

L’enjeu de la décarbonation concerne-t-il un département spécifique de l’entreprise ?

R. B. : Le temps où l’expert carbone était l’unique sachant et acteur de la mise en œuvre de la stratégie carbone est révolu. La responsabilité de l’action climat est partagée : la finance parle le langage extra-financier, l’approvisionnement est responsable de 80 % des émissions de la chaîne logistique, la DSI sait où se trouve la donnée et le marketing a la lourde tâche d’éviter de se prendre les pieds dans le tapis avec une communication abusive. Bref, toutes les fonctions sont à pied d’œuvre pour la décarbonation de l’entreprise. 

La gouvernance de l’entreprise s’en trouve-t-elle modifiée, l’implication de l’ensemble des salariés nécessaire ?

R. B. : Une gouvernance qui renforce la coopération interne et facilite les orientations stratégiques est l’assurance d’atteindre les objectifs climatiques. Appliquée à l’action climat, elle devient une arme redoutable d’efficacité. Aucune entreprise ne peut se permettre de ne pas coordonner son action climat, que ce soit en interne ou en externe avec sa chaîne d’approvisionnement. 

Qu’est-ce qu’une politique d’achat responsable ? Qu’entendez-vous pas « donneur d’ordre à impact » ?

R. B. : Un « donneur d’ordre à impact » est une grande entreprise qui donne les clés de la décarbonation à ses fournisseurs. Il ne suffit pas d’exiger d’eux qu’ils partagent leurs données et qu’ils agissent pour réduire leur impact, il faut leur fournir le bon outil pour le faire. Dans un esprit d’entraide mutuelle, le client fournit l’outil et le fournisseur réduit son impact pour le client. Cette situation rebat les cartes de la relation client-fournisseur. 

Les émissions « directes » (« scopes » 1 et 2) sont-elles aujourd’hui bien contrôlées et réduites ? Quelle est la part du scope 3 (émissions « indirectes ») dans le bilan carbone d’une entreprise ? 

R. B. : Il n’y a plus de sujet sur les scopes 1 et 2. Les données sont disponibles, nous savons parfaitement les mesurer et nous savons aussi comment les réduire. Le défi porte sur le scope 3, et notamment sur les « éléphants » du scope 3 : investissements, usage des produits et surtout achats de produits et services qui représentent souvent jusqu’à 80 % des émissions d’une entreprise. Cette responsabilité partagée révèle notre interdépendance quand il s’agit d’agir pour le climat: La moindre évolution du bilan carbone d’une entreprise est visible dans celui d’une autre.

Acheter des certificats carbone sans revendiquer de compensation

Au cœur du réacteur, la donnée : que propose votre plate-forme logicielle pour collecter les bonnes données et répondre aux enjeux de scope 3 ?

R. B. : Oui, le carbone c’est de la donnée. Au sens où l’empreinte carbone se mesure sur la base de données d’activité, qu’il s’agisse de données monétaires ou de données physiques d’activité. Un calcul basé sur de la donnée monétaire est une bonne première approche. Mais dès lors qu’une entreprise essaie de réduire ses émissions, ou que nous sommes en situation d’inflation comme actuellement, il faut basculer sur un calcul fondé sur de la donnée physique (kWh, m3 de gaz, km parcourus ou tonnage de plastique). Notre solution logicielle s’adresse à toutes les entreprises, tous secteurs confondus. Elle facilite la collecte de données en l’automatisant partiellement, elle permet de fixer des objectifs, de simuler une trajectoire et de définir des actions de réduction. C’est un outil dynamique pour faire vivre un bilan carbone.

Quels outils proposez-vous aux entreprises ?

R. B. : Sweep [1] est un outil de business intelligence carbone. Il est fait pour piloter une trajectoire de décarbonation et pour prendre les bonnes décisions, c’est-à-dire celles qui auront le plus d’effet. C’est simple : vous prenez une initiative de réduction, par exemple passer du gaz fossile au biogaz local, et Sweep identifie l’achat de biogaz, met le bon facteur d’émission en face des volumes achetés et fait progresser votre initiative : à n’importe quel moment vous pouvez savoir où en est telle ou telle action, et si vous êtes sur la bonne voie ou en dehors des clous.

Les crédits carbone (achat ou vente) ou « compensation carbone » sont-ils recommandables ? Pourquoi beaucoup d’entreprises en achètent sans en avoir l’obligation ? La priorité n’est-elle pas de réduire leurs propres émissions ?

R. B. : Toute entreprise devrait acheter des crédits carbone, ou plutôt des certificats carbone, sans revendiquer de compensation [2]. Un crédit carbone n’annule pas une émission ! C’est la clé. Dans un esprit de justice climatique et parce que nous nous sommes développés en émettant du carbone, nous devrions tous participer à l’amélioration du monde en fonction de nos moyens.

Mesurer, réduire, financer, tout doit être fait en même temps. Le plus important est de penser qu’un crédit n’annule pas une émission, mais que l’entreprise contribue financièrement à la neutralité. La certification carbone reste la meilleure garantie pour être certain de l’impact d’un financement. Enfin, soutenir des projets, notamment dans les pays du Sud qui en ont le plus besoin, permet de créer un sentiment d’adhésion dans l’entreprise, et favorise la prise de conscience de l’enjeu climatique global.

Responsabilité des communicants

Pourquoi préconisez-vous une taxe carbone interne ?

R. B. : Le signal prix est la seule incitation valable pour l’entreprise : « réduire mon impact sur le climat est bon pour mon business ». Se fixer une taxe carbone interne permet d’inciter à la réduction et de générer un budget de contribution capable de financer des actions de décarbonation directe ou indirecte.

Quelles règles suivre pour communiquer auprès des parties prenantes ? 

R. B. : Humilité et transparence. Le climat est une science, évitons d’en faire un argument marketing abusif. Toute communication alignée avec ce que dit la science sera récompensée. Être transparent sur les progrès, y compris les petits pas. Montrer que l’entreprise est consciente de la taille du défi, qu’elle sait qu’il existe des victoires faciles et des changements structurels qui prendront du temps. Et garder à l’esprit qu’une allégation environnementale doit éduquer. Les communicants sont les garants de notre éducation sur l’action climat, ils ont un pouvoir considérable qui doit être utilisé à bon escient. 

Une entreprise, engagée dans la réduction de ses émissions « scope 3 » est-elle condamnée à la décroissance de ses activités ? Peut-elle faire moins, mieux et plus en même temps ?

R. B. : Non, elle ne peut pas tout faire en même temps. Vous ne pouvez pas faire voler plus d’avions, vendre plus de pétrole, ouvrir plus d’usines au charbon tout en disant que vous protégez le climat ! Certaines entreprises doivent réduire la voilure dans leur activité la plus délétère pour le climat (faire moins) ou transformer leur modèle (faire différemment). Quant aux autres, elles doivent faire plus, développer leur activité, car leurs produits ou leurs services sont compatibles avec la neutralité carbone ; elles communiqueront alors sur leur capacité à aider les autres à réduire, c’est ce qu’on appelle les émissions évitées.

1. Voir aussi « Un ambassadeur en solution carbone de poids » sur le site de l’Ilec.
2. Voir le « livre blanc » de Sweep De la compensation à la contribution.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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