Bulletins de l'Ilec

Nécessaire rupture - Numéro 415

29/12/2010

L’innovation technologique ou mercatique, appuyée sur une ambitieuse stratégie de filières et de synergies locales, peut dynamiser et renouveler le tissu industriel. L’heure n’est plus aux vaisseaux amiraux étatiques, mais l’invention doit s’affranchir de la dictature des coûts, pour répondre aux nouveaux besoins. Entretien avec Gilles Le Blanc, professeur d’économie à l’École des mines ParisTech

Les objectifs fixés par le président de la République, lors de la clôture des États généraux de l’industrie (augmenter la production industrielle de 25 % en volume entre 2009 et 2015, stabiliser l’emploi industriel et revenir à une balance commerciale excédentaire fin 2015, augmenter la part de la valeur ajoutée française en Europe de 2 % d’ici à 2015) vous paraissent-ils à portée ? Une hausse de 25 % de la production industrielle entre 2009 et 2015 représenterait-elle une rupture significative dans l’évolution du taux de croissance industriel observé au cours des dernières décennies ?

Gilles Le Blanc : Les objectifs sont construits à partir d’un diagnostic de nature quantitatif sur la désindustrialisation, mesurée par principalement le recul de l’emploi et de la part française dans les exportations mondiales. Les objectifs sont eux aussi quantitatifs. S’ils sont acceptables, sont-ils suffisants ? Nous avons déjà connu une croissance de 25 % de la production il y a dix ans (de 1995 à 2001) et pour autant, durant cette même période, l’emploi a reculé, ainsi que la part de la France dans les exportations, et notre solde commercial s’est dégradé.

Ce n’est donc pas obligatoirement le bon critère, car tout dépend de ce que l’on produit, de la valeur ajoutée des volumes industriels produits, de la capacité à les vendre à l’étranger. Il manque des objectifs qualitatifs fondés sur une analyse plus fine du concept de désindustrialisation. En effet, depuis vingt-cinq ans, l’industrie n’a pas cessé de croître en volume, au même rythme que le reste de l’économie. Les enjeux sont plutôt de nature qualitative : quelle valeur ajoutée est associée à ces volumes, pour quels types d’emplois et quelles demandes (exportations et marché domestique).

Les EGI ont-ils fait du haut de gamme le point de passage obligé ? Le haut de gamme technologique n’est-il pas déjà en voie d’être durablement implanté en Chine, du fait notamment de son quasi-monopole sur les « terres rares », dont elle rationne l’exportation ? Cela nous laisse-t-il, en matière de « relocalisations » d’autres perspectives que de voir revenir le textile ou le jouet premier âge ?

G. Le B. : Le haut de gamme et l’innovation tous azimuts sont au cœur de la croissance qualitative. Il ne suffit pas de croître de 25 % en volume, si en valeur cela baisse : au cours des vingt-cinq dernières années, la part de l’industrie dans notre économie est restée stable en volume, à 16-17 %, mais en valeur son poids a chuté de 21 à 12 %. Les prix de l’industrie ont donc baissé par rapport au reste de l’économie. C’est par le haut de gamme, la qualité, que l’on peut obtenir des prix plus rémunérateurs, permettant d’investir et d’innover. Si c’est un point de passage obligé, ce haut de gamme ne doit pas être uniquement focalisé sur la haute technologie, la qualité concerne tous les produits. Mais, pour obtenir cette qualité, il faut investir à la fois dans l’outil de production, la formation, la recherche-développement, le marketing, la publicité. Une qualité, une innovation technique qui n’est pas valorisée par le marché, ne sert à rien. L’investissement en faire-savoir mériterait autant d’attention que l’investissement en savoir-faire, ce que le monde politique ne comprend pas encore.

Un exemple ?

G. Le B. : Prenons l’automobile. Aujourd’hui, en termes de qualité, les écarts sont négligeables entre les voitures françaises et allemandes, et pourtant une enquête auprès des consommateurs, même en période de crise, montre qu’ils sont prêts à payer 2 000 à 3 000 euros de plus pour une allemande, au nom de la qualité et de la réputation. C’est le résultat d’années d’effort pour valoriser les marques allemandes et rendre possibles des prix plus élevés. Notre industrie, elle, a choisi depuis longtemps une trajectoire d’adaptation fondée sur la compression des coûts, qui induit une stabilisation voire une baisse des prix relatifs, une baisse des dépenses de R & D et qui nous place dans la même arène concurrentielle que les Chinois, les Indiens, les Brésiliens… Il faut prendre toute la mesure de la nécessaire rupture : si l’on veut aller vers le haut de gamme, le discours ne suffit pas.

L’augmentation des prix s’accompagnerait-elle d’un risque inflationniste ?

G. Le B. : Non, car pour un besoin donné, il s’agit de se placer dans la partie de la demande et du marché qui est la plus rémunératrice et permet les prix les plus élevés, le reste devant être importé. L’industrie automobile allemande n’a jamais été tentée par le modèle du bas coût, à la différence de la France, par exemple de Renault avec Dacia, dont l’offre diverge de plus en plus de l’intérêt du territoire et des acteurs domestiques.

Quels secteurs ou filières croient à la « marque France » ou au label « fait en France » ?

G. Le B. : Ce critère s’appliquerait à l’ensemble des produits, aussi bien haut que bas de gamme, et cela conduirait à une augmentation de leurs prix. Il y a là un danger : on peut certes fabriquer un lave-linge en France, mais à un prix élevé, et il ne sera accessible qu’à une faible partie de la population. N’oublions pas qu’une des grandes forces de l’industrie est, grâce à la standardisation, à la production de masse, aux économies d’échelle, de permettre une démocratisation des biens. Dire que fabriquer en France est bénéfique en soi est contestable sur le plan de la demande et de la consommation.

Il faut donc mieux définir nos avantages comparatifs ?

G. Le B. : Le véritable enjeu est d’accepter que, pour un certain nombre de biens et de services, il soit plus intéressant, économiquement, de les importer, et de se concentrer sur ce qu’on va produire nous-mêmes, les activités nouvelles dans lesquelles il faut investir. Or la stratégie de la baisse des coûts, conseillée depuis le premier rapport Attali jusqu’à celui de Charles Beigbeder pour le compte du Medef, est suicidaire. Ce n’est pas par la baisse des coûts et des prix que l’on stimule durablement la demande et l’économie ! La baisse des prix induit une compression des marges des entreprises, donc une baisse de l’investissement et de la R & D. Les entreprises françaises qui dépensent le plus en R & D ont stabilisé leur effort dans ce domaine en 2008 et l’ont réduit de 4 % en 2009, alors que leurs concurrentes étrangères les augmentaient en 2008 et les stabilisaient en 2009. Notre faiblesse en R & D nous empêche d’aller dans la voie du haut de gamme, seule piste de sortie de crise. N’oublions pas non plus que nos concurrents sont non seulement les pays industrialisés, mais aussi les nations émergentes comme la Chine, l’Inde et le Brésil, qui ont des stratégies d’entrée volontaristes sur nos niches de marchés de haute technologie, là où nous pensons être plus forts.

L’innovation par le « design » et le marketing : cache-misère technologique ou voie d’avenir ?

G. Le B. : La concurrence par la qualité est une concurrence très dynamique, qui conduit à adapter l’offre en fonction des attentes des clients. Pour une même utilité, il faut être capable de proposer sans cesse de nouveaux produits, pour échapper à l’imitation permanente. Prenons l’exemple de l’entreprise allemande Kärcher : ses prix sont deux à trois fois plus élevés que ceux de ses concurrents, et pourtant elle continue de fabriquer en Allemagne et ne cesse d’innover, en proposant des nouvelles fonctions. L’innovation rend les produits incontournables, car difficilement remplaçables par d’autres.

Notre fleuron de l’électroménager, Seb, agit ainsi et tire son épingle du jeu. En France, quand on parle haut de gamme, on pense à Airbus, or les pays émergents comme la Chine seront demain des concurrents pour ce type de produits. Les débouchés de notre industrie sont certes l’exportation, mais aussi le marché intérieur : il représente près de quatre fois la valeur de nos exportations.

L’enjeu industriel n’est-il pas de créer des emplois ailleurs que dans la seule industrie (principe de Schumpeter de la destruction créatrice) ?

G. Le B. : Contrairement aux idées reçues, les salaires sont dans l’industrie en moyenne plus élevés que dans les services, particulièrement dans les services à la personne. Pour un emploi perdu dans l’industrie, il faut en créer un et demi dans les services à la personne.

Quid de la création monétaire, sans laquelle la machine économique se grippe ? Peut-on avoir une augmentation des prix industriels sans augmentation corrélative des salaires ?

G. Le B. : Non, bien sûr. Reste que, depuis 2008, jamais la création monétaire n’a été aussi importante. C’est son allocation qui pose problème. L’argent – des centaines de milliards d’euros – est allé sur les marchés financiers et immobiliers, les entreprises, surtout les PME, étant les laissées pour compte.

Les grands groupes peuvent toujours emprunter sur les marchés internationaux, émettre des milliards d’obligations à 4 % et plus, mais les PME en sont exclues. Nous sommes dans une situation duale en raison de la financiarisation du crédit et d’une insuffisance des banques dans le financement des entreprises petites et moyennes. Elles préfèrent utiliser leurs fonds sur les marchés financiers, plus rémunérateurs.

Les États généraux de l’industrie n’ont-ils pas prévu une « banque de l’industrie » ?

G. Le B. : L’orientation de l’épargne vers l’investissement industriel peut effectivement été envisagée, mais à condition que les risques soient contrôlés, sécurisés. Évitons le syndrome Eurotunnel, dont la quasi-faillite a appauvri nombre d’épargnants. Reste que, aujourd’hui, les banques n’ont aucun intérêt, ni incitation, à s’impliquer dans un tel circuit.

L’organisation des filières telle qu’elle se met en place doit-elle s’interpréter comme une forme de spécialisation de l’industrie française autour des plus performantes ? L’émancipation des entreprises vis-à-vis des silos sectoriels, que vous appelez de vos vœux, est-elle engagée ?

G. Le B. : L’idée des filières est intéressante, car nouvelle, mais elle n’a pas été développée jusqu’au bout. Le concept repose d’abord sur l’intérêt coopératif à l’intérieur du système économique : ce qui est gagné par une entreprise ne l’est pas forcément au détriment de ses fournisseurs et de ses clients. Cet aspect a été le plus approfondi lors des États généraux, en particulier dans le cas de l’industrie automobile. Mais une autre dimension importante est la nécessaire réunion d’acteurs d’univers très divers, débordant les frontières sectorielles traditionnelles, pour concevoir des offres innovantes répondant à un besoin générique (mobilité, santé…). Nous avons encore une approche trop verticale, trop sectorielle au sens strict (ne parle-t-on pas du plan automobile, du plan naval, du plan textile ?). Le haut de gamme appelle le mélange de genres et d’acteurs variés. Ainsi, la question de la mobilité ne concerne pas seulement la filière automobile, elle implique la construction, l’habitat, les télécommunications, l’informatique… Il faut faire dialoguer les différents acteurs au sein de filières élargies. Aujourd’hui, le dialogue est plutôt rare, voire inexistant. La liste des filières définies par les États généraux reprend largement celle des secteurs traditionnels.

Le vieillissement démographique, les demandes sanitaires, les enjeux écologiques, n’appellent-ils pas surtout des compétences nouvelles ?

G. Le B. : De nouveaux espaces industriels se dessinent, fondés sur de nouveaux besoins, concernant le vieillissement, la santé, l’énergie, l’environnement, les loisirs. Ces demandes présentent plusieurs intérêts. Elles sont d’abord très localisées, au sens où il n’y aura sans doute pas une seule solution applicable dans le monde entier, mais des réponses variées selon les pays, leur histoire, leur démographie, leur climat et même selon les régions. Cela peut réduire la pression concurrentielle associée à un standard mondial. Pour ces nouveaux besoins, il n’y aura pas non plus une seule technologie, mais coexistence de solutions : ainsi la réduction des gaz à effet de serre peut être conduite selon différentes trajectoires.

Vous regrettez que la dimension territoriale ait été peu prise en compte lors des EGI. Mais le grand nombre, souvent critiqué, de pôles de compétitivité n’a-t-il pas déjà dessiné un ancrage territorial pertinent ?

G. Le B. : On parle de l’industrie de manière générale et de politique industrielle nationale, or la problématique industrielle ne se pose pas de la même manière sur tout le territoire. Des différences existent selon les spécificités locales qui rendent les mesures génériques peu efficaces. Les enjeux industriels ne se posent pas de la même façon selon les contextes géographiques, démographiques, économiques locaux. Parler de l’industrie nationale dans l’aéronautique a du sens, mais pas dans le domaine de l’efficacité énergétique. Dans le textile ou la chimie, il existe des zones sinistrées et des zones compétitives. Miser sur des réponses uniques, c’est perdre en efficacité. Les pôles de compétitivité commencent à intégrer la dimension locale, mais de manière encore timide, différenciant selon les enjeux locaux les questions de R & D, de formation, d’investissement, de marketing. L’approche des filières élargies doit impérativement être croisée avec la dimension territoriale et locale.

Pour améliorer l’image de l’entreprise industrielle et de ses métiers auprès des jeunes, la « semaine de l’industrie » vous paraît-elle à la hauteur ?

G. Le B. : Le désintérêt pour l’industrie tient largement à une grande méconnaissance de ce qu’elle est aujourd’hui. N’oublions pas qu’il fut un temps, celui des années 1950-1970, où l’industrie incarnait la puissance de la France, dont la taille rétrécissait proportionnellement à la mondialisation de l’économie : Airbus, Ariane, le TGV, les centrales nucléaires, le paquebot France, le Concorde, étaient autant de symboles de notre puissance. La mauvaise image est aujourd’hui d’autant plus marquée que le recul industriel signe la fin de l’illusion de la puissance. L’industrie devient le bouc émissaire de nos malheurs : elle pollue, elle licencie, elle délocalise, elle paie mal… Le désamour est à la hauteur du culte.

L’écart est devenu énorme entre les situations concrètes et les représentations communes. Il appelle une action d’explication de longue haleine. On a beaucoup de champions industriels, hors EADS, et on ne le sait pas. La semaine de l’industrie est une bonne chose, mais il faut travailler plus en profondeur, pour familiariser les gens à l’industrie, ce qu’elle est réellement, ce qu’elle représente dans la société. Il faut rendre tangible le fait que l’industrie est une activité bénéfique pour le pays. C’est dans les nouveaux besoins que son rôle peut être le plus facilement illustré et médiatisé. Des pages blanches s’ouvrent qui ne doivent pas être monopolisées par des questions financières et réglementaires. Elles doivent accueillir des réflexions sur l’emploi, la croissance, le développement de nouvelles entreprises, l’environnement – vu sous l’angle non plus de la contrainte, mais d’une opportunité pour l’industrie et la croissance.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.