Analyses de l’Ilec

Histoire

Industries de PGC, d’hier à demain

08/01/2020

Porteuses d’innovation et reconnues comme miroirs et acteurs des changements sociétaux, les marques de grande consommation contribuent à la création de valeur et à la croissance économique.

« Dans la vie, il y a deux catégories d’individus : ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent pourquoi ; ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et qui se disent : pourquoi pas ?  » Georges Bernard Shaw pensait-il aux industriels, ces Homo faber créateurs de marques dont les premières – les Menier, Suchard, Lu… – furent au début du XIXe siècle les fruits de la première révolution industrielle, de l’ère de la mécanisation, des machines hydrauliques et de la vapeur ? Ils sont nombreux ceux à qui on prédisait que ça ne marcherait jamais. C’était compter sans leur opiniâtreté, leur passion, qui y trouva un terreau favorable, et leur vision, un horizon sans fin. Leurs entreprises sont pour beaucoup toujours en activité, centenaires, bi ou tricentenaires, qui entrent dans l’ère de l’interconnexion généralisée des machines sur fond d’intelligence artificielle. Illustrations de cette longévité, quelques-unes de celles qui dans l’univers des PGC auront fêté leur anniversaire en 2019 : Martini (140 ans), Jacquet et Suze (130), Savora (120), Danone, Heudebert, Waza, Harpic et Amora (100), Tropicana (70), Yves Rocher, Skip et Mr Propre (60)…

Derrière ces noms de marques, des histoires d’hommes, de fondateurs qui ont accompli leur vocation en l’inscrivant dans un destin et ont écrit quelques pages de l’histoire de la société dans laquelle leur entreprise s’est développée et continue de croître. Elles constituent des rouages essentiels du système économique, sans lesquels les effets accélérateurs et multiplicateurs entre la croissance des revenus, de la demande et de l’investissement seraient moindres. Il existe un lien entre la croissance économique d’un pays et la présence de marques. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le niveau de développement des pays à marque et de ceux où les marques ne se sont pas épanouies (comme hier l’URSS).

L’entreprise, longtemps ignorée

Il est une exception culturelle française, la culture du politique – parfois aussi du militaire, de l’ingénieur et de l’agriculteur –, qui a longtemps primé celle de l’économie, faisant de l’entreprise le parent pauvre de l’histoire sociale. « Le public auquel on rabâche sans cesse les noms des plus obscurs politiciens ignore presque complètement ces belles figures de grands constructeurs, de grands créateurs », regrettait Henri de Kérillis dans L’Écho de Paris du 24 novembre 1931. Ce jour-là, Georges Lesieur, créateur de la première marque d’huile à son nom, venait de s’éteindre. Ne cherchez pas son nom dans les livres d’histoire, non plus que ceux d’autres créateurs d’entreprises et de marques et entrepreneurs. Les historiens – hors Jacques Marseille et son Institut d’histoire économique et sociale de Paris-I Panthéon-Sorbonne – ont longtemps privilégié l’analyse macro-économique au détriment de la micro-économie.

Aujourd’hui la presse, professionnelle ou grand public, ouvre ses pages aux marques et à leur histoire. Le « congrès international d’histoire des entreprises en France »[1] qui s’est tenu en septembre dernier n’a pas ignoré, à côté des industries lourdes (automobile, énergie, chimie...) et des banques, les entreprises de PGC[2]. La Semaine de l’industrie ouvre ses portes à ces mêmes entreprises. L’heure est à la reconnaissance du rôle des créateurs et de leur marques dans les mutations économiques, sociales et sociétales, dans l’évolution des mœurs, des modes et des pratiques de consommation, dans l’amélioration du bien-être. Pas un secteur – hygiène, alimentation, transport, communication, loisir … – qui se développe sans elles. Tous les créateurs ont la même foi chevillée au corps que résume cette triple ambition : un défi lancé au monde par leur vision, le dessein de le transformer en contribuant au bien commun, et le destin de le prolonger. En témoignent les sagas d’entreprises et de marques comme Danone, Nestlé, Bonduelle, Seb, etc., qui défient les lois de la gravité économique et managériale en traversant des guerres mondiales, des crises économiques, des mutations démographiques, des révolutions technologiques et comportementales.

Aussi bien l’histoire d’une société ne s’écrit pas seulement au Parlement non plus que la politique à la corbeille[3]. Elle prend également sa source dans le récit des entreprises et des entrepreneurs, qui irriguent les champs industriels et sociologiques, les mentalités, les modes de consommation. L’entreprise est lieu de production, de socialisation, d’intégration, de formation et de consolidation de la nation par la territorialisation. La marque, faire-savoir d’un savoir-faire, est l’empreinte mentale et physique, immatérielle et matérielle, d’une créativité industrielle. Miroir de son temps, la marque en est aussi acteur.

Analyser la place et le rôle des entreprises, c’est en filigrane raconter l’histoire de la société qu’elles traversent, parfois sur plusieurs siècles. La bière Abbaye de Leffe remonte à 1074, l’eau de Mélisse des Carmes Boyer fut créée en 1611, le cognac Martell en 1715, le champagne Moët & Chandon, en 1743, la moutarde Maille en 1747, Vacheron Constantin se veut « manufacture d’éternité depuis 1755 »... Actrices, les marques le sont par la rupture qu’elles apportent sur leur marché, les nouveaux usages et comportements. Leurs études couvrent un large spectre de la pensée humaine, elles sont à la confluence de nombreuses sciences humaines, histoire, sociologie, économie, sémiologie, psychologie, philosophie…

Voici le temps de renouer le lien entre l’homme, le produit, la marque et le consommateur, de replacer l’homme au cœur de la marque. « Qu’est-ce que l’histoire ? », s’interrogeait Henri-Irénée Marrou : « Je proposerai de répondre : l’histoire est la connaissance du passé humain. »[4] Quoi ! L’entreprise et la marque ne contiendraient que du « passé humain » ? L’heure est à un nouveau paradigme : l’histoire n’est pas seulement synonyme de passé, c’est aujourd’hui et demain. Demain les entreprises, par leur « raison d’être » (loi Pacte), vont « marquer » de manière singulière, laisser leur empreinte qui témoignera de leur implication responsable dans la société, sans laquelle celle-ci se fragmenterait davantage.

Marque et consommation de masse depuis les années 1950

Certaines entreprises industrielles seraient-elles de belles inconnues du monde politique ? Qu’il s’interroge, dans son quotidien, sur les produits et services qui ont élevé le niveau de confort, d’hygiène, de santé, d’éducation. Raconter la consommation à l’aune des marques créées depuis les années 1950, c’est raconter comment elles ont provoqué et accompagné les mutations de la société et la vie quotidienne. Et derrière les marques, il y a des hommes de l’imaginaire desquels ont surgi les produits nouveaux qui ont changé le monde ou du moins les manières de vivre.

La croissance économique s’illustre par le développement de nouvelles activités aussi bien dans le secteur tertiaire que secondaire, créatrices ici de produits, là de services, mais tous « marqués ». Les années 1950 annoncent la fin des années noires, l’heure est à la société de consommation, le Club Med (1950) crée un concept de vacances révolutionnaire, Choco BN (1950) devient, avec Malabar (1958), le compagnon des écoliers, les adolescents mâchonneront Hollywood Chewing-gum (1952). Avec le libre-service, les grandes surfaces Leclerc (1953), Auchan (1961), Carrefour (1962), Intermarché (1973), couvrent progressivement la France. La libération du travail ménager commence dans la cuisine avec Cocotte-Minute (1948), les réfrigérateurs et les lave-linge Brandt (1950), le robot Marie de Moulinex (1957) et son slogan « MLF ou Moulinex libère la femme », la poêle Tefal qui n’attache pas (1956). Cette libération se traduit également à partir des années 1960 dans le domaine de l’hygiène corporelle avec Vania (1965), Nett (1970), Nana (1982), Always (1992), Libra (1995). Mais aussi dans les soins du corps et la quête de la beauté avec Biotherm (1952), Clarins (1954), Yves Rocher (1959), Elnett (1960), Head & Shoulders (1961), Narta (1969), Elseve (1972), Plénitude (1982)… Et pour les hommes Mennen (1970) puis Axe (1983), et avec L’Oréal Studio Line (1985) puis Men Expert (2004).

Avec la croissance du pouvoir d’achat des ménages, les dépenses de logement et d’habillement augmentent. Sur fond d’urbanisation, la propreté du linge et de la maison devient un signe d’élévation et de distinction. La multiplication des marques l’atteste : Mr Propre (1958), Bonux et son cadeau (1958), Skip (1959), Mini Mir et son berlingot plastique (1960), Dash (1962), Cif (1965), Cajoline (1972), Gama (1974), plus tard Minidou (1982)… Dans la foulée des industries de consommation, le concept de marque s’introduit dans la culture quand la Fnac ouvre ses portes en 1954, où l’on trouvera Le Livre de poche (1953), J’ai lu (1958), Folio (1972)…

La segmentation de l’offre, portée par l’essor démographique et les nouveaux besoins, conduit au développement de marques destinées à des nouveaux consommateurs. Ainsi des bébés avec Mustela (1950), les petits pots Blédina (1961), Peaudouce (1968), Mixa Bébé (1969), des enfants aussi bien dans l’alimentation – Nutella (1949), Nesquik (1961), Kinder (1974) –, que dans les vêtements – Jacadi (1980), Z (1983) –-, les jeux – Playmobil (1974), Game Boy (1989), Nintendo (1981), Pokémon (1996) –, ou les shampoings – P’tit Dop (1993), L’Oréal Kids. L’équilibre et la santé deviennent progressivement des enjeux de société et certaines marques affichent leur promesse dans leur nom : Taillefine, Sveltesse, Fitness, Weight Watchers (1963), Fruit d’or (1969), Isio 4 de Lesieur (1990), Danacol… Les produits alimentaires traditionnels ne suffisent plus ? On se jette sur les compléments alimentaires : Juvamine, Œnobiol…

La France, terre des 365 fromages, enrichit son plateau avec les Caprice des dieux (1956), Boursin (1962), Président (1968)… La sécurité alimentaire a pour nom Albal (1965), et la protection de l’environnement Handy Bag (1976). La praticité se nomme Mousline (1963), le nouveau geste apéritif Apéricube (1960), le geste santé Actimel (1994)… Les animaux de compagnie, qui représentent aujourd’hui un marché de 20 milliards d’euros, ont eux aussi leurs marques alimentaires : Whiskas (1967), Royal Canin (1968), Friskies (1969), Felix (1982), Fido (1983)… L’école ? Qui n’a eu sur son bureau un Tipp-ex (1960), un Post-it (1977) ou un Stabilo boss (1971) ?

Des produits longtemps sans marque sont sortis de l’anonymat, comme les légumes avec Lunor et la cuisson sous vide (1956), le lait avec Candia (1971), le pain avec Banette (1982). Autant de marques nouvelles, de recherche-développement et d’investissements industriels à la clé. Et loin que des marchés devenus matures soient saturés, Le Petit Marseillais viendra en 1986 rivaliser avec L’Oréal, Airness (1999) chasser sur les terres des grands du sport, Michel et Augustin (2005) taquiner Danone. Des marques meurent, aussi, dans les industries de PGC (L’Alsacienne, La Roche aux Fées, Chambourcy, Vivagel, Gervais…) comme dans le commerce (Félix Potin, Codec, Continent, Mammouth, Euromarché…). Les marques sont vivantes, les marques sont mortelles.

À leur origine, l’étincelle ou l’acte créateur est toujours un acte individuel, il relève toujours de l’imprédictibilité, même à l’ère de l’économie numérique et des réseaux sociaux. Nul ne peut augurer des marques de demain. Pour autant, il n’y a pas de marché saturé, il n’y a que des cerveaux saturés de fausses certitudes. Et puisque, comme écrivait Jean Bodin « il n’est de richesse que d’hommes », et donc de « créateurs », les marques, mues par les passions des créateurs, ont de beaux jours devant elles. Les enjeux sociétaux – une alimentation saine, le respect des hommes, le découplage entre croissance économique et croissance démographique, le lien social… – s’inscrivent dans le devenir des entreprises et celui de l’industrie. Des industries de marques, selon la règle d’or que la marque est faite par et pour l’homme et non l’homme pour la marque.

[1] https://businesshistory.sciencesconf.org.
[2] « Casino : quelles sources pour quel patrimoine ?  »; « Délocaliser pour innover ? Les marques passion de Decathlon (1997-2007)  » ; « Exacompta : quand l’entreprise découvre son histoire » ; « L’entreprise Fragonard : d’une parfumerie touristique a un holding culturel »; « Danone sous l’ère Carasso (1919-1973)  » ; « Danone sous l’ère Riboud (1973-2017) » ; « Deux brasseries familiales en concurrence : Kronenbourg et l’Esperance, du XIXe siècle aux années 1970 ».
[3] « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », conférence de presse du général de Gaulle, 28 octobre 1966.
[4] Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Le Seuil, 1954 p. 29,.

Jean Watin-Augouard

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